mardi 30 décembre 2014

Le départ. Investigation d'espace sensible numéro quatre.

L’œuvre musicale et le texte qui l'accompagnent sont dédiés à Sylvain Rayet, l'homme bientôt des confins.


Le départ. Investigation d'espace sensible numéro 4, 10 minutes et 12 secondes, format mp3.


Tenter de définir ce qu'est le voyage est une entreprise trop compliquée et fastidieuse qu'il ne nous appartient pas d'entamer ici.
Considérons ici le voyage comme une perte de repères, un déracinement une plongée dans un maelström, vers un l’on-ne-sait quoi d’inconnu : tous les repères disparaissent, engloutis ; tout n’est plus que trépidation, que mouvement. Ainsi vont ici les mains du pianiste : elles ne sont que mouvement inaltérable, elles ne forment que des impressions fugaces, évanescentes, sans que rien véritablement ne se fixe – comme lorsque l’on regarde, hagard, par la fenêtre d’un train (ou d’une voiture) défiler le paysage à grande vitesse : tout au plus en retient-on quelques expressions, quelques sensations, qui restent éparses, diffuses, et forment rarement un ensemble coordonné, construit.
Le style du pianiste sera familier à celui ou celle qui l’aurait déjà entendu – cependant on note immédiatement une nette évolution formelle.
Là où auparavant le pianiste travaillait sur le rythme, les ruptures, les contrastes – rythmiques, mélodiques -, les accélérations et les ralentissements, introduisant des formules répétitives qu’il s’amusait à répéter, transformer, abandonner, il n’y a plus désormais qu’une coulée – une logorrhée – de notes quasiment indifférenciées, qui semblent ne jamais devoir s’arrêter. La hiérarchie est abandonnée : chacune des notes est égale à une autre, et, plus que jamais, le pianiste semble tiré vers l’abstraction. Les notes, jouées sans hiérarchie, ne forment pas un système tonal au sens classique du terme ; elles composent un ensemble qui ne se réfère pas à un quelconque système organisé, ne se situent pas dans la tradition picturale – entendons par là : du tableau musical - ; elles ne sont jouées que parce qu’une main, mue de façon la plus aléatoire possible, est passée par là, abandonnée à l’arbitraire, tout comme, dans le fond, le voyageur ne fait que subir son voyage : impulsant une direction il ne peut que se plonger dans un flux qui le dépasse. La disjonction des mains droite et gauche participe de cet abandon : fragmentation du corps et de l’esprit, de l’esprit lui-même en plusieurs velléités opposées qui parfois se répondent, se rejoignent, interfèrent les unes avec les autres mais le plus souvent s’ignorent. 
 
La musique du pianiste est fondamentalement une musique de l’inquiétude, de l’inconfort. Pas de repères, pas de structure, elle n’est qu’écoulement : tout comme le temps ne cesse jamais de s’écouler, fuyant et insaisissable, la musique fuit, sans qu’il ne soit possible, d’une quelconque manière, de l’arrêter, de s’y arrêter. Elle n’est que flux, jamais stock. Il n’y a pas de début, pas de fin à cette musique ; pas de cadences, pas de transitions, pas d’évolution, pas de centre, pas de bords ; elle est comme ces tableaux abstraits dont Clement Greenberg disait qu’ils étaient comme des papiers peints, ne contenant pas de sujet dominant, pouvant être collés côte à côte et répétés à l’infini. (On pourrait d’ailleurs être tenté de comparer cette œuvre à un tableau de Jackson Pollock : tout comme ce dernier jetait sa peinture sur la toile, le pianiste ici jette les notes, se donnant à un certain aléatoire, bien que l’aléatoire soit loin d’être absolu).

L’œuvre n’invite pas à la contemplation ; se dérobe sans cesse ; se déploie, par vagues, par aspérités, emportant tout. Le silence ici n’a pas sa place : nul repos, nul arrêt : la musique remplit l’espace, tentant désespérément de combler le vide, de s’infiltrer dans chaque interstice, et le silence n’a pas droit de cité car il s’agit de courir après le temps, et nul arrêt, nulle hésitation n’est permise. Courant après le temps, tentant de remplir le vide, la musique est un fragment d’espace-temps qui aurait vocation à continuer toujours, combattant le néant.
« Ce qui compte, ce n’est pas le nombre de notes que vous jouez, ce sont les notes que vous jouez », disait Miles Davis. Le pianiste ici récuse ces arguments : ce qui importe dans le cas présent ce n’est pas de jouer la note juste, de composer une mélodie, une harmonie : ce qui compte c’est de jouer coûte que coûte, ne rien céder, et de composer un flux qui, se faisant masse sonore, se fait fort de grossir et de remplir le monde. 
 
Si cette musique tend vers l’abstraction – c’est-à-dire abandonne la grammaire habituelle de la musique, qui la plupart du temps ne vise qu’au beau et à l’exaltation contrôlée des sentiments, ne se destinant finalement qu’à l’illustration et l’imposition d’une émotion (qu’il s’agisse de musique classique, de jazz, de pop, ou pire de musique accompagnée de parole – et dans ce dernier cas on ne peut parler de musique, mais d’accompagnement sonore, de bruitage, puisque la musique n’est plus bonne alors qu’à se faire le valet du texte, à se faire triste quand le texte est triste ou martiale quand il est martial) – elle n’y parvient pas complètement. Si elle se veut quasiment dodécaphoniste, c’est-à-dire considérant les douze notes constituant la musique occidentale comme a priori égales les unes aux autres, sans considération de tonalité, de subordination à des gammes ou des modes précis – majeur, mineur, etc. (c’est là que l’on peut dire que la musique traditionnelle n’est plus abstraite, puisque écoutant un concerto de Mozart en mode mineur, ou un nocturne de Chopin l’auditeur sentira en lui la tristesse ou la mélancolie : ainsi la musique est devenue, sinon un langage, du moins un support explicite d’émotions qui doivent être les mêmes pour tous) – elle n’atteint pas complètement son objectif. Est-ce une faute ? On aurait plutôt tendance à estimer que oui, et peut-être le pianiste n’est-il pas parvenu complètement à toucher son but. 
 
Ne nous imaginons pas en effet que le pianiste abandonne toute référence au monde ancien : ici et là, épars et fragmentaires, figurent des thèmes qui résonneront familièrement aux oreilles de certains ; bien que perdu, abandonné, soumis à des lois et des paysages qui lui sont inconnus, le voyageur emporte avec lui des bouts de son monde qui, par réminiscence, association, surgissent, évanescents et fugaces, pour sourdre faiblement, condamnés à disparaître rapidement, avalés par le cours du temps qui file inexorable. 
 
Mais tout à coup la course s’arrête, brutalement interrompue, laissant place à une élégie simple, presque naïve, indolente, bancale et incertaine, charpentée autour de deux accords, le pianiste signant ici un retour radical à la tonalité, comme un pied de nez à ce qu’il vient de produire auparavant.
C’est le départ pour, ou de, Cythère. C’est la joie, la mélancolie et l’angoisse mêlées indéfectiblement. C’est une impression vague et confuse, au balancement étrange, qu’une sorte de voile semble parfois brouiller. C’est l’au-revoir dont on ne sait s’il n’est pas plutôt un adieu. 


 
Un dernier point : la qualité d’enregistrement. Les auditeurs n’auront aucun mal à se rendre compte qu’elle est, selon de stricts critères techniques, mauvaise. Doit-on blâmer le pianiste pour cela ? Non. La musique est trop souvent, nous l’avons dit, réduite à une fonction décorative ; pour cela, elle doit répondre à des critères techniques précis. C’est là que l’on voit que la musique, d’une manière générale, n’est pas un art complètement autonome, contrairement aux arts plastiques par exemple. Dans ce dernier cas, en effet, les critères d’appréciation ne se résument pas aux seules données techniques : on acceptera des dessins flous, effacés, grattés, on acceptera des collages de déchets, on acceptera des toiles tachées, maltraitées, on acceptera des gribouillis sur des cahiers d’écoliers, on acceptera d’être heurtés visuellement. En musique ce n’est pas le cas : la musique doit rester un bel objet, même quand il s’agit de création contemporaine : l’enregistrement technique se doit toujours d’être parfait ; l’outil technique d’enregistrement, le support se doivent d’être invisibles, comme si la musique devait se donner à l’auditeur de manière transparente. Et s’il existe un art brut, il n’existe pas de musique brute – ou du moins elle n’est pour ainsi dire jamais exposée - : pourtant l’œuvre dont il est question ici ressortirait tout à fait de ce courant. (De plus, on remarquera que la faible qualité sonore permet justement de noyer les sonorités, de brouiller les repères, participant pleinement de cette sensation de perte et de déréliction qui se fait jour dans l’œuvre ; la technique est donc ainsi au service du propos général du morceau).
La musique ne bénéficie pas du même statut que l’œuvre picturale, et c’est regrettable ; dans le fond il faudrait imaginer déambuler dans une salle et, comme devant des tableaux, se plonger dans la contemplation des œuvres musicales exposées, pendant dix secondes ou deux heures, passant de l’une à l’autre comme devant des œuvres picturales (cela a bien sûr dû être déjà fait - Pareno l'a fait, entre autres). Et comme pour des peintures, ou des sculptures, on ne devrait pouvoir faire l’économie de textes théoriques sur l’œuvre musicale exposée : que l’œuvre musicale fasse véritablement œuvre, que l’on ne considère plus la musique comme un délassement que l’on peut écouter distraitement. En somme, changer complètement notre rapport à la musique, qui n’est finalement, en l’état actuel des choses, qu’un vague bibelot décoratif.

3 commentaires :

  1. Wouhou une petite référence mallarméenne en fin de texte ! Tu ne nous avais pas habitué à ça.
    Je voudrais remarquer deux choses : d'abord, je ne suis pas d'accord avec toi lorsque tu dis que la musique n'a pas la même autonomie ou le même statut que les oeuvres plastiques. Je pense qu'elle l'a dans certains cercles, dans certains moments, mais que les manières de consommer les deux arts sont très différentes à cause d'une part d'un héritage culturel, certes, mais aussi de qualités intrinsèques aux médiums : si la musique est un art du collectif quand la peinture est un art solitaire, c'est aussi parce qu'il a toujours été plus facile de faire participer 1500 personnes à concert que de leur montrer le même tableau en même temps ! A partir de là, il est certain que la musique est un art plus populaire que les arts plastiques (quoique si l'on considérait le design, la déco etc. comme des arts plastiques, on pourrait en trouver partout) ; mais il me semble que si l'on regarde les usages de la musique des classes élevées, on retombe sur les mêmes pratiques que pour la peinture : autonomie, beauté, contemplation, inscription dans une histoire...
    Pour tout dire, il me semble que tu compares des choses qu'on ne peut pas comparer. Bref, ça peut sembler anecdotique, mais j'ai l'impression que ça t'amène à faire des erreurs factuelles, par exemple lorsque tu dis que la musique a toujours dû être ce bel objet décoratif, toujours agréable ou qu'il n'a jamais existé de musique brute (quoi faire par exemple de la musique concrète à ce moment-là ? de la musique sérielle ?).

    Mon deuxième point est justement cette remarque que tu fais sur l'abstraction ou non de la musique. Il me semble véritablement difficile d'appliquer ce mot à la musique ; mais si tu le fais, tu devrais préciser ce que tu entends par là. Parce qu'en l’occurrence ce n'est pas très clair : est-ce que tu veux dire que l'abstraction en musique est comme en peinture, c'est-à-dire le retrait de toute narrativité et de toute dénotation (ou autre définition, selon) ou bien est-ce que tu veux faire un parallèle structurel en disant que la musique abstraite est ce qui s'est retiré ce qui en faisait l'essentiel pendant des siècles (mais cette chose retirée pouvant alors être complètement différente d'un rapport à la dénotation et à la représentation qui, me semble-t-il, n'ont pas beaucoup à faire avec la musique).
    J'ai l'impression que ce ce flou t'amène à une confusion lorsque par exemple tu dis de la musique romantique qu'elle est représentative (non-abstraite) parce qu'elle évoque directement des sentiments. Mais l'évocation n'a jamais été le but de la peinture représentative, bien au contraire ! Est-ce que ce n'est pas l'apanage des artistes de la fin du XIX et du début du XX d'essayer d'évoquer sentiments et situations sans les montrer ? Est-ce qu'alors l'évocation des sentiments ne peut pas être considérée comme une marque d'abstraction ?

    J'aborde des sujets dont tu es meilleur spécialiste, mais j'espère que ces questions t'intéresseront et que tu éclaireras ma lanterne.

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  2. Je te remercie pour ton commentaire et surtout pour ce qu'il me permettra d'élaborer ma pensée - qui est, tu l'as fait remarquer, encore tout à fait floue. (Un point cependant : ce texte relève largement du lol, non que je ne dise des choses sérieuses, mais parce que justement j'aime le côté arbitraire des déclarations de beaucoup de textes programmatiques ou manifestes - je pense par exemple à Kandinsky et son "Spirituel dans l'art..." Cela étant, cela ne signifie pas que je prenne ce que je dis à la légère ; seulement, le caractère outré et péremptoire de certaines de mes affirmations ne doit pas laisser croire que j'adhère aveuglément à tout ce que je dis. Pour autant, je ne puis me permettre de me dédouaner de toute explication ou de toute précision.

    Pour commencer, je dois t'avouer que je n'ai jamais lu Mallarmé ; la référence - où ? - à cet auteur est donc a priori complètement fortuite.

    Continuons. En ce qui concerne l'usage par des "classes élevées", effectivement on retombe sur ce dont tu parles : beauté, contemplation, etc. Autonomie aussi, en grande partie.

    Définir l'abstraction va être une opération compliquée qui ne mettra jamais personne d'accord. Je considérerais une oeuvre abstraite - quel que soit le medium - comme une oeuvre qui ne renvoit pas à un objet - naturel ou construit - du monde que le spectateur pourrait reconnaitre. Jackson Pollock est abstrait, Leonard de Vinci ne l'est pas.
    Je rajouterais une seconde condition - discutable - : l'oeuvre ne doit pas créer spécifiquement une émotion déterminée par des conventions partagées par le créateur et le spectateur. Ainsi, un concerto de Mozart ne me semble pas abstrait parce que chargé de tout un système de valeurs qui fait que le mode mineur est un mode triste ; de même, comme je le disais, qu'un air de blues. Dans ce cas, il se créé une représentation dans l'esprit du spectateur qui fait que l'oeuvre musicale parle à l'auditeur dans une direction donnée (il se forme dans son esprit des images, des humeurs déterminées directement par l'oeuvre).
    Devant une oeuvre abstraite de Pollock, je ne sais que penser. L'oeuvre va peut-être m'évoquer certaines choses, provoquer un état d'esprit, mais elle ne m'imposera pas un état d'esprit.
    Cette affirmation est discutable et il se peut tout à fait qu'une oeuvre abstraite créé chez de nombreux spectateurs un état d'esprit proche - mais à trop devenir bavarde, elle perdrait à mon sens une grande partie de son caractère abstrait.
    Tout cela n'est évidemment pas tranché : en appliquant ces critères, certaines oeuvres seront complètement abstraites, d'autres tendront vers l'abstraction, d'autres encore navigueront entre les deux - pensons aux photographies de mer de Sugimoto...

    Je considère effectivement la musique sérielle comme de la musique abstraite dans le sens où elle abandonne toute référence au système tonal en vigueur depuis des siècles. Ecoutant de la musique sérielle, je ne peux charger cette écoute d'une émotion, d'un langage "explicites".
    Alors qu'un concerto de Mozart... sera utilisé dans des dizaines de films pour appuyer certaines scènes, parce qu'on considère que tel passage souligne telle émotion, et cela n'est pas un "dévoiement" par le cinéma, mais pour moi une continuation logique de l'idée qu'on se fait de la musique.

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  3. Suite du message : (pour des raisons techniques, je ne peux les publier avec mon compte Google)

    La musique concrète ne sera pour moi pas du tout abstraite - déjà par son nom, et parce qu'elle "s'oppose" à la musique "abstraite" qui s'incarne sur partition - tout simplement justement parce que c'est une musique qui utilise des sons captés dans le monde et qui, la plupart du temps, sont reconnaissables. C'est directement évocatoire.

    Pour résumer : je considérerais l'abstraction comme une non-figuration, et également comme une pratique non évocatoire : encore une fois, Pollock, mais, en photo, Allison Rossiter par exemple. Une oeuvre "complètement" abstraite répondrait à ces critères. Après, l'intérêt est justement de ne pas se satisfaire de critères et parfois de naviguer dans des eaux troubles et incertaines.

    Dernier point de ce pêle-mêle de réponses : je ne dis pas qu'il n'y a pas de musique brute, mais que, dans les 5 ou 6 expositions d'art brut que j'ai vues dans ma vie, je ne me rappelle pas avoir croisé de musique dite "brute".

    Je ne peux développer davantage parce que le temps me presse, et tu m'excuseras pour le caractère parcellaire de ma réponse, mais je compte bien démêler bien plus avant cette question. Et je reste ouvert à toute critique et toute contestation.


    La musique concrète ne sera pour moi pas du tout abstraite - déjà par son nom, et parce qu'elle "s'oppose" à la musique "abstraite" qui s'incarne sur partition - tout simplement justement parce que c'est une musique qui utilise des sons captés dans le monde et qui, la plupart du temps, sont reconnaissables. C'est directement évocatoire.

    Pour résumer : je considérerais l'abstraction comme une non-figuration, et également comme une pratique non évocatoire : encore une fois, Pollock, mais, en photo, Allison Rossiter par exemple. Une oeuvre "complètement" abstraite répondrait à ces critères. Après, l'intérêt est justement de ne pas se satisfaire de critères et parfois de naviguer dans des eaux troubles et incertaines.

    Dernier point de ce pêle-mêle de réponses : je ne dis pas qu'il n'y a pas de musique brute, mais que, dans les 5 ou 6 expositions d'art brut que j'ai vues dans ma vie, je ne me rappelle pas avoir croisé de musique dite "brute".

    Je ne peux développer davantage parce que le temps me presse, et tu m'excuseras pour le caractère parcellaire de ma réponse, mais je compte bien démêler bien plus avant cette question. Et je reste ouvert à toute critique et toute contestation parce que ma pensée n'est encore que trop embryonnaire.

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