samedi 22 octobre 2011

La disparition du temps, ou de l'esthétique bonellienne en tant que négation du temps historique

Ebauche d’une critique existentialiste du film “l’Apollonide, souvenirs de la maison close”, de Bertrand Bonello(1)
Le film de Bertrand Bonello, qu'un certain devoir de réserve nous empêche de qualifier ici de chef d'œuvre, et qui pourtant le mériterait de manière irréfragable, se distingue par un traitement particulier de la temporalité. Usant de flashes back, formant son esthétique sur la répétition de certaines scènes, ainsi que leur fragmentation, il se distingue de la majorité des autres réalisateurs par l'originalité et la pertinence de ses choix. Les lignes qui suivront s'attacheront à démontrer en quoi il se distingue radicalement de ses autres confrères, et dans quelle mesure cette esthétique se trouve en accord avec les propos – implicites et explicites – de son œuvre.
L
e flash back n’a souvent qu’un intérêt limité. La plupart du temps, loin de casser la linéarité du récit, il ne fait que la renforcer, la légitimer, en ce sens qu’il inscrit de manière visible, ostentatoire, un avant, un état antérieur – le plus souvent amené par un artifice grossier que rien ne justifie – qui ne nous ramène au présent que pour mieux le souligner ; il s’inscrit dans une logique temporelle finalement très académique, binaire, qui ne constitue au bout du compte qu’un stratagème scénaristique éculé, prévisible et sans grâce.
Bertrand Bonello se situe à mille lieux de là, et en ce sens c’est un seigneur du cinéma ; il a le don de transcender son art ; ses flashes back ne constituent pas le simple marqueur d’un état antérieur, mais ils portent en eux un message, une idée plus profonde, qui infuse littéralement le film ; et cette idée, c’est celle de l’abolissement du temps, la dilution des consciences. Ses flashes back ne sont pas à considérer comme étant des ruptures, ils sont au contraire intégrés pleinement au récit, ils font corps avec lui, intégralement ; ils sont le récit, ils sont l’action ; ce ne sont pas des appendices, des béquilles, ils n’expliquent pas, ils ne justifient pas. En forçant quelque peu le trait, nous pourrions avancer que la plupart des flashes back, dans les films, pourraient ne pas exister ; par cette position caricaturale, nous ne faisons que démontrer qu’au fond, ne faisant que décrire un événement passé, ils pourraient très bien se voir résumés par un dialogue ou une voix off. L’utilisation du flash back par Bonello (mais aussi son rapport plus global à la temporalité – car, évoquant le flash back chez Bonello, nous l'incluons, en fait, dans sa vision particulière de la temporalité, englobant ces scènes qu'il répète, qu'il nous donne à voir plusieurs fois, mais aussi, pourquoi pas, ces split screen qui viennent, à plusieurs reprises, ponctuer le récit) est d’une toute autre nature ; il vise à casser la temporalité unitaire et univoque du film, il cherche à instaurer, chez le spectateur, le doute, il tente – et réussit – le pari d’abolir le temps.
« Je suis fatiguée ; je pourrais dormir mille ans ». Cette phrase, lancée par une des prostituées de la maison close à l'adresse d'une camarade, illustre bien le sentiment qui prédomine : celui d'une situation immuable, qui semble ne jamais pouvoir évoluer ; ce qui ne constitue qu'une parenthèse dans la vie des clients, ce qui ne constitue qu'un monde différent, un ailleurs, une échappée quelque peu irréelle, ce monde, donc, fantasmé, séparé du vrai monde, peuplé lui de vraies gens, constitue la réalité dans laquelle sont enfermées les prostituées sans aucune échappatoire possible ; leur situation est marquée par la répétition des mêmes rituels : répétition des toilettes, répétition des mêmes simulacres de vie bourgeoise visant, dans le salon de la maison close, à instituer un semblant de mondanité, de normalité, mais en réalité complètement factice, répétition des mêmes formules, des mêmes politesses, pour, in fine, aboutir, inéluctablement, à l'acte ultime.
Par le malaxage de la temporalité le réalisateur met en exergue cette disparition de la temporalité en tant qu'élément soumis à une progression, embarquant avec elle ses protagonistes, des protagonistes qui, impliqués, auraient une prise à la fois sur elle et sur eux ; et transforme ces protagonistes en sujets non plus agissant, mais subissant. Ainsi cette autre prostituée se plaignant de ce que l'un de ses clients "est gros, et l'écrase", et qui ne fait que résumer le sentiment général, qu'une analyse radicale pourrait assimiler à la critique d'une aliénation immémoriale de la femme, de son corps, par l'homme – analyse en partie confirmée par les derniers plans du film – derniers plans assez discutables d'ailleurs, dont on pourrait dire qu'ils, par l'unilatéralité et la directivité de leur signification, ostensiblement engagée, quasiment dénonciatrice qu'ils imposent, sont complètement à rebours de l'esprit du film qui visait, justement, à éviter tout effet naturaliste ou documentaire – aspects sur lesquels nous reviendrons plus tard.
Or donc ces deux idées, à savoir celle d'une annihilation du temps, et celle de domination, d'aliénation, de coercition portée à l'extrême, se trouvent cristallisées dans les scènes de la mutilation de "La Juive" par un de ses clients. Il nous faudrait parler non pas de scènes, mais plutôt d'événements, dans la mesure où, justement, elles illustrent de manière magistrale la manière dont Bonello joue avec, et se joue de, la temporalité.

(1) Par l'utilisation du terme ébauche, nous tenons à désamorcer les inévitables critiques qui ne manqueront pas, sinon de pleuvoir, du moins de poindre à la vue de la forme quelque peu indécise, brouillonne que prend ce travail dont l'aperçu que vous en avez ne représente qu'une petite partie. Cependant, soumis à des exigences rédactionnelles devant lesquelles nous n'avons que trop longtemps reculé, nous nous voyons forcés de soumettre à votre jugement acéré ces modestes lignes que, loin de désavouer, nous espérons voir améliorées, si ce n'est même grandement remaniées, dans les jours qui suivront. Nous ne faisons en somme ici que préparer le terrain, tailler à la serpe dans le flot de pensées qui bouillonne en notre esprit, et en ce sens ne faisons que nous rapprocher au plus près de l'origine du terme "ébauche", qui, au XIVème siècle, et ce, sous la forme "esboquier", signifiait, en Picardie, "émonder, ébrancher" et, de manière plus générale, "dégrossir", la matière qu'on traite étant le bois des poutres, poutres qui, nous l'espérons, formeront l'armature solidement charpentée qui, à terme, soutiendra nos travaux.

11 commentaires :

  1. If I well see what is a "flshback" (I think, it's like "analepse"), I don't know what is "split screen"... Can you light me ?

    On pourrait presque parler dans ce film de destruction de la narration. J'ai l'impression qu'il n'y a plus de fil narratif dans ce film, mais une structure sphérique, à partir de la fin on peut reprendre au début, au milieu... Il n'y a aucun but à atteindre dans ce film, si ce n'est le film lui-même.
    Malgré tout le film avance, notamment dans l'éclaircissement de l'histoire de la Juive, qui apparait rétrospectivement comme le centre du film, ou du moins son moteur, et cette destruction de la narration, outre l'ambiance que tu as parfaitement décrite, nous plonge dans une tension incroyable.

    RépondreSupprimer
  2. le terme "flash-back" est effectivement synonyme de "retour en arrière", et donc, d'"analepse", la prolepse étant traduite, elle, par le terme "flash-forward"
    quant au split-screen, c'est tout simplement le fractionnement de l'écran en plusieurs cadres, dans le but de montrer plusieurs actions en simultané.
    étonnant, non ?

    RépondreSupprimer
  3. Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
    On pouvait dire... Oh ! Dieu !... bien des choses en somme...

    RépondreSupprimer
  4. Saigneur de l'anneau26 octobre 2011 à 12:47

    "ce travail dont l'aperçu que vous en avez ne représente qu'une petite partie"
    ou encore "Nous ne faisons en somme ici que préparer le terrain"

    etc, etc.

    RépondreSupprimer
  5. Ah ça, vous pouvez soulever toutes les précautions, les excuses, les pincettes dont l'auteur use pour se faire pardonner de nous faire lire ce qu'il a écrit. Mais la suite elle-même, où est-elle ?

    RépondreSupprimer
  6. Saigne, heure de l'agneau26 octobre 2011 à 17:58

    Bon, lâchez un peu la grappe à ce pauvre auteur ; il a fort à faire en ce moment, et je suis bien placée pour le savoir.

    RépondreSupprimer
  7. "quant au split-screen, c'est tout simplement le fractionnement de l'écran en plusieurs cadres, dans le but de montrer plusieurs actions en simultané.": Le but n'est pas toujours de montrer plusieurs actions en simultané. L'un des premiers split screen de l'histoire du cinéma, le fameux Napoléon d'Abel Gance, fractionnait l'écran en 4 puis 9 cadres pour filmer la même action: la bataille de polochons.
    Par ailleurs je ne comprends pas ta distinction finale entre "scène" et "événement", mon chéri.

    RépondreSupprimer
  8. Votre contradiction, cher contradicteur, relève de ce qu'on appelle, dans les milieux intellectuels germano-pratins, du "pinaillage". Il m'aurait fallu dire, peut-être, qu'il s'agissait du fractionnement de l'écran dans le but de montrer plusieurs actions en simultané, ou bien la même action prise sous des angles différents, voire même, pourquoi pas, la même image avec seulement un traitement chromatique différent, ou un recadrage par exemple (ce que je n'ai d'ailleurs jamais vu, mais ma science du flash-back n'est pas assez poussée pour me permettre d'affirmer avec conviction que cela ne s'est jamais fait).

    Et pourtant, qu'il est fort mal choisi, l'exemple que vous entendiez opposer à ma démonstration ! Je suis fort marri d'avoir à vous opposer un démenti aussi cinglant, mais le flash-back dont vous parlez - que, je dois bien vous l'avouer, et mes joues rosissent d'un aveu si embarrassant, je ne connaissais pas -, met bien en scène des actions différentes, dans la mesure où il montre différentes personnes qui ne font pas la même chose, dans la cacophonie la plus complète ; certains enfants courent, d'autres donnent des coups d'oreillers, certains de la main droite, d'autres de la main gauche ; en bref, nous pouvons affirmer que la mise en scène de ce fourmillement, de ce grouillement, décrit le même événement, mais représente diverses actions.

    En parlant d'événement, il me faut confesser que la distinction que j'ai tenté de faire entre "scène" et "événement" est confuse et imparfaite, d'autant plus qu'elle s'inscrivait dans un continuum narratif et prospectif qui n'a pas, pour l'instant, été mené à son terme.

    Quant au terme "mon chéri", je préférerais que nous le réservions à nos moments d'intimité, loin du regard de nos contemporains, estimant qu'il n'a pas vocation à être exposé sur la place publique ; encore que, ne sachant pas qui vous êtes, je me réserve le droit d'accepter ou de refuser une proximité physique par trop poussée que je n'accorde habituellement qu'aux personnes relevant des canons de la beauté tels que redéfinis peu à peu sous la renaissance, sous l'égide de Vasari par exemple ; ainsi, dans l'attente d'un contact visuel me permettant d'affiner mon jugement, je me contenterai de conserver à votre égard, cher(e) contradicteur(trice) une certaine réserve distante, quelque peu guindée peut-être, mais nécessaire.

    RépondreSupprimer
  9. Cher, Bébé, ne vous sériez-vous pas emmêlés les pinceaux entre vos différents anglicismes jargonneux ? Je crois que vous confondez "flashback" et "splitscreen", n'est-il pas ?

    RépondreSupprimer
  10. effectivement, surmenage intellectuel et décalage horaire aidant, il y a eu confusion. Toutes mes excuses à mes lecteurs.

    RépondreSupprimer
  11. Je me rappelle en effet peu de cette scène de bataille de polochons, et je m'en excuse. Je pense également que le dispositif était bien plus complexe, puisque s'il existe de nombreuses versions restaurées, variant les durées de parfois 2h à 9h, il me semble qu'à l'époque Abel Gance avant également eu parfois recours à plusieurs projecteurs simultanés sur plusieurs écrans (triple écran), en plus du split screen interne. Quel fou cet Abel!
    Pour des split screen avec une différence chromatique, je te renvoie au film Woodstock de Michael Wadleigh: http://www.youtube.com/watch?v=m7AHblQ3_oM
    Il ne s'agit pas uniquement d'une modification chromatique, mais ça m'y fait penser: lors de la prestation des Who, Michael Wadleigh utilise les éclairages scéniques qui éclairent le profil gauche du chanteur en rouge et le profil droit en bleu, ou l'inverse, et les place en slip-screen de part et d'autre d'un autre plan, pour un effet symétrique. Il s'agit d'une référence à Carrie de DePalma, parait-il, mais je pense aussi en révérence aux symboles chromatiques du film-opéra-rock Tommy, des Who, duquel cette musique est tirée. Dans Carrie d'ailleurs, également, lors de la scène de carnage, il me semble qu'on voit en split sreen le visage de Carrie sous deux angles, ou alors il s'agit peut être même d'un flip (retourner le plan de manière symétrique par rapport à l'axe vertical).
    Oui, c'était un pinaillage, mais pas dans le but ultime de t'humilier. Plutôt pour apporter d'autres indications à qui veut l'entendre

    RépondreSupprimer