lundi 17 octobre 2011

À dessein ?

"Parfois, ce n'était pas mon dessin que je voulais mettre sur le papier, mais le dessin d'un autre. Je copiais. Je copiais Babar ou Ma Dalton. Je n'ai jamais eu très bonne conscience de copier. Ça me culpabilisait. Le dessin inventé était fondé en droit, le dessin copié, illégitime. L'idée était plutôt de copier jusqu'à m'incorporer Lucky Luke, au point de pouvoir le dessiner sans modèle, de me payer l'ivresse de le créer. Mais en copiant, je me confrontais au plus près à la mystérieuse et féérique maîtrise des dessinateurs adultes. Les dessinateurs adultes étaient des Dieux. Ils étaient le Verbe, le Souffle sur les eaux, les Créateurs de toute chose, ceux qui caricaturaient l'homme à leur image. Ils démontraient leur constante supériorité sur le vrai Bon Dieu en créant un univers plus rigolo, plus clair, à meilleure échelle que le sien, à échelle d'étagère et de table de nuit. J'étais religieusement épris des dessinateurs adultes, et je pratiquais la copie aussi comme une action de grâce, pour me rapprocher d'eux, pour m'élever, pour recueillir leur manne. Leurs voies restaient souvent impénétrables. Comment le Dieu Hergé traçait-il si parfaitement l'ellipse d'une roue de voiture ? Comment le Dieu Franquin passait-il avec tant d'aisance d'un plein à un délié ? Comment le Dieu Disney peignait-il cet à-plat jaune si parfait, sans baver, sans nuager, derrière la silhouette de Thomas O'Malley ? Comment le Dieu bicéphale Goscinny-Uderzo rendait-il si bien l'opulence luisante d'un sanglier rôti, au point de me faire monter l'eau à la bouche et vider un paquet de Figolu ? Pas d'explication rationnelle à ces miracles. Il fallait avoir la foi, et basta. La foi, c'était aussi l'espoir qu'au pays des grandes personnes, dans cet empyrée où l'humain, tout soudain, a le droit d'aller au lit après neuf heures du soir, je deviendrais à mon tour un dessinateur adulte, un Dieu."
Aujourd'hui, ne seraient-ce pas les Dieux qui re-cherchent une certaine humanité ?
Citation d' Emmanuel Guibert, in Monographie prématurée, Le dessin, petit. aux Editions de l'An 2
Les dessins proviennent de : Manu Larcenet, Blast- T.2 : L'Apocalypse selon Saint Jacky. © Dargaud, 2011 Leonardo Ericailcane, Potente di Fuoco. © Modo Infoshop, 2010 Pierre Duba, Sans l'ombre d'un doute. © 6 pieds sous Terre, 2006 Bobo et Nini, 1995-1996

11 commentaires :

  1. Qu'est-ce que tu veux dire avec les Dieux qui cherchent une humanité ?

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  2. ben Picasso, "20 ans à dessiner comme Michelange, 30 ans comme un enfant" (ou approchant, si ce n'est pas Picasso, c'est donc son frère), noN ?

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  3. Yep yep, c'est Pablo.
    Mais il dit : "toute une vie comme un enfant"

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  4. Lançons le débat. La référence que je trouve, dans Denys Rioult Qu'est-ce que l'art moderne ?, page 275 est "Quand j'avais leur âge, je dessinais comme Raphaël, mais il m'a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme eux.", citant Propos sur l'art, de Picasso, p.160.
    Bref, plus intéressant est l'analyse qu'il en donne (Denys Rioult) : "Pas plus que l'art nègre, les dessins d'enfants ne lui ont servi, pour l'essentiel, de modèle formel. En revanche, comme l'art nègre, ils lui montraient la voir. Elle est, sans nul doute, autrement subversive car les enfants, eux, ne luttent pas contre Raphaël."
    J'adore ce bouquin.

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  5. Gnagnagna
    Stratégie déloyale pour décrédibiliser un adversaire.
    Yep, c'est "voie" et non pas "voir" qu'il fallait lire. J'aurais dû me relire. Arg.

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  6. Je suis d'accord que les enfants ne luttent contre personne ni quoique ce soit.
    C'est pourquoi je ne reconnais aucune "valeur artistique" (mais ne renie pas une esthétique) dans les peintures et dessins des enfants.
    Je ne vois pas une artiste en Aelita Andre, par exemple.

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  7. Ni moi non plus, pas plus que grand'chose d'autre d'ailleurs, ne sachant pas qui est Aelita Andre.
    Plus sérieusement, et pour répondre à la remarque de Loup (m'opposant donc sans aucun complexe à Denys Rioult), je ne suis pas si sûr que les enfants ne luttent pas contre Raphaël (étant admis bien entendu que le nom "Raphaël" renvoie ici à un idéal du dessin académique et figuratif) : ils luttent contre lui car c'est vers lui qu'ils tendent - qu'ils cherchent à égaler. Je ne crois pas qu'un enfant, dessinant, se dise "Tiens, je vais tâcher de conserver la spontanéité de mon génie enfantin". Il y a toujours en arrière-plan cette concurrence de l'élève avec le maître. Mais là où les enfants cherchent à le dépasser, Picasso, lui -l'ayant atteint- veut s'en débarrasser. Il veut libérer son trait de la présence aliénante de Raphaël.

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  8. Je ne comprends pas, alors, où l'on s'oppose encore, si l'on est en principe d'accord que Picasso et les enfants dessinent les mêmes choses, si ce n'est que les enfants n'ont pas conscience de leur transgression et tendent même vers un idéal académique.

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  9. Ce n'est pas une lutte contre, mais une lutte vers.
    Et c'est ce qu'écrit Guibert. Certes son "Raphaël", c'est Franquin, Hergé ou encore Goscinny-Uderzo... mais le combat était le même.

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  10. Pour Aelita Andre, je ne peux que te montrer ceci :
    http://www.youtube.com/watch?v=23hWMvSrZx8
    Elle a soulevé une véritable vague dans le monde de l'art abstrait...

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  11. merci pour le lien.
    et pour mon commentaire précédent, je réagissais très précisément à la phrase : "les enfants, eux, ne luttent pas contre Raphaël.", que je voulais nuancer, en disant qu'à mon sens, la différence entre l'enfant et Picasso n'était pas dans l'alternative lutte/non-lutte, mais bien dans la qualité de la lutte même, ainsi que le résume très bien Rac. Et je ne pense pas que les dessins d'enfants engagent une quelconque idée de transgression, dont ils auraient ou non conscience ; car pour qu'il y ait transgression il faut qu'il y ait norme, et de ce point de vue là, le dessin me semble parfaitement normé par rapport à l'univers de l'enfant.

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