Par souci de commodité, et pour éviter les querelles
infinies de propriétés littéraires, nous supposerons que Bashung est l’auteur
de ses chansons, et qu’il les a, sinon toutes écrites – ce que nous savons fort
bien être faux – du moins toutes modifiées et adaptées, et que c’est donc la
patte du co-auteur, ou correcteur, que nous cherchons ici.
Tout d’abord on est frappé par l’extrême cohérence
des textes de Bashung, quels qu’en soient les époques et les signataires. En
fait, on y trouve ce qu’on pourrait bien appeler un « style ». Les
textes de Bashung nous paraissent en effet caractérisés par deux aspects
fondamentaux : les thématiques récurrentes de l’amour et du malheur du
monde – la faillite de l’amour pouvant être perçu à la fois comme signe et
comme conséquence du malheur du monde – et une écriture de la fausse
répétition.
L’amour chez
Bashung est essentiellement malheureux. Il est malheureux car il est expérience
d’une jouissance ineffable – comme un rêve « trop fort (1) »
- et donc hors du champ de l’expérience intelligible. Il est malheureux aussi
parce qu’il se heurte toujours à la clôture de l’autre, à l’impossibilité de la
fusion dont tout amour – en Occident – porte le rêve. Ainsi, plus l’amour est
intense plus il conduit nécessairement à la rupture – ou à la mort – la
sincérité et l’intensité du sentiment interdisant tout compromis avec la vie
réelle (On observera, dans « bijou bijou » la différence entre le
monde du narrateur, libre, sans entrave et désespéré, et le monde de la femme,
monde trivial et plein de misère, mais vivable, le monde réel, en somme…).
La question
sexuelle est au centre de ce déchirement intime : l’intensité momentanée
du désir amoureux (« juste faire hennir les chevaux du désir (2) »
, «sois la soie (3) ») entre constamment
en contradiction avec d’autres désirs fugaces (la rouquine carmélite (4) ou
avec les exigences sexuelles de la femme que le narrateur ne parvient pas à
combler (« les drôles de joujoux (5) »
mais aussi les cylindres de Madame rêve) : l’expérience sexuelle
est celle d’un échec, l’homme ne parvient pas à tuer la femme de plaisir, elle
se relève toujours, intacte, prête pour la vie réelle. Vérité première
magnifiquement résumée par la formule « on est loin des amours de loin (6)» :
l’amour platonique idéal a fait place à une sexualité qui vise à une impossible
performance dans laquelle la puissance masculine connaît et reconnaît sa
défaite.
Cette faillite
intérieure – la connaissance intime de mon impossibilité à donner ce que je
veux donner (une jouissance sans égale) – prend figure dans l’absence de la
femme aimée – Gaby, Bijou qui dort, etc. Même présente, la femme échappe à
l’homme qui ne peut jamais la saisir, la « prendre », l’appréhender.
Le voici rendu au monde extérieur qui apparaît le plus souvent à travers la
métaphore de la guerre ou de la violence,
la « tranchée (7)»,
les « pluies acides (8)» :
le monde extérieur est violent. Cette violence – insupportable – est retournée
par le narrateur contre lui-même : c’est le thème récurrent du suicide («
je vais me découper (9)») ou de la maladie
(par exemple le vocabulaire respiratoire dans angora…) – thème qui
devient obsessionnel dans le dernier album, Bleu pétrole (« tout à
l’horizontale nos envies, nos amours, nos héros (10) »).
La maladie est ainsi indissolublement liée avec la douleur d’aimer (ou de ne
jamais pouvoir assez aimer) et avec la maladie du monde. Le cancer –
prolifération anarchique et morbide, désordre destructeur – s’opère
simultanément dans la vie sentimentale, dans la vie sociale (dehors) et
dans le corps du chanteur.
Ces deux
angoisses agissent directement sur l’écriture même des chansons. Le monde
n’étant guère affrontable et le langage rationnel n’étant pas efficace,
l’écriture de Bashung se caractérise par un jeu perpétuel avec les mots et les
phrases. Digne émule de Brassens il utilise lui aussi deux des usages qu’on a
pu lui attribuer : le détournement de lieu commun – ce que j’ai appelé la
fausse répétition – et l’enchaînement de mot par la logique sonore. Ce second
usage, le moins original sans doute, relève de la tradition surréaliste – un
lien formel, analogique ou onirique se substitue à un lien logique. Le
pornographe du phonographe l’a employé avec délectation. Bashung s’en sert à
son tour avec la même stupéfiante poésie : « les monarques et leur
figurines » qui font des « ptits » à l’arrière des Berline dans Osez
Joséphine. L’actrice – femme de fantasme par excellence, ou la figurante
– n’est en effet qu’une figurine dans les mains du producteur. « je suis
le roi des scélérats / à qui sourit la […] (11)». On
pourrait encore citer « et que ne durent que les moments doux (12)» ou
« la plus clair de mon temps
dans la chambre noire (13)» ou
encore « ses congénères l’ont refroidie / ses congénères crie(nt) au génie (14)» ou
le mot (absent) congère commande la série, ou encore « les ombres
s’échinent à me chercher des noises (15)» etc.
Ainsi le mot en appelle-t-il un autre suivant une route sinueuse qui est celle
de l’imaginaire porté par le jeu de mots et non pas du récit logique. La
succession des mots qui s’appellent peut constituer un champ lexical donné qui
imprime à la chanson son climat particulier (le froid dans 2043)
On peut
souligner aussi un usage qui paraît plus proprement bashunguien, qu’on pourrait
dire une syllepse stylistique, et qui consiste à utiliser un même mot comme
support de deux figures de style différentes. « Des érudits m’abreuvent de
leur fioles (16)». la fiole est dans
la langue populaire la tête. La fiole des érudits, c’est donc leur tête, par
métaphore. Toutefois, ces fioles « abreuvent », il y a donc un
liquide à l’intérieur (on suppose qu’il s’agit de la pensée ou au moins du
discours…), et c’est donc un second rapport – métonymique – qui commande le
verbe. C’est comme si la métaphore était prise au pied de la lettre et qu’on
s’en servait comme matériau pour une nouvelle construction imaginaire. Le mot
argotique ou savant est un nouveau point d’appui le déplacement ou pour la
condensation…
A ces
techniques du mot à mot s’associe, à l’échelon supérieur, une technique de la
proposition ou de la phrase. On est là proprement dans un travail qui évoque
les proverbes mis au goût du jour d’Eluard. « Je passe pour une caravane » ou « je vais me
découper suivant les pointillés (17)»,
« J’ai fait la saison dans cette boîte crânienne (18)»,
« dehors la flore est à l’orage (19) »
« J’ai tambouriné (tant bourriné ?) au seuil de sa bonté, un judas
m’a lorgné et j’ai pris l’hiver en grippe (20) »
etc. Nous laissons aux amateurs de Bataille – encore une fantaisie
militaire ? – le soin d’interpréter cette bonté de laquelle on reste au
seuil, malgré les tambourinements, et cet œil unique, le judas par lequel on
est observé, et sans doute dénoncé…
Dans
l’expression toute faite, le lieu commun, il suffit de changer un mot pour que
jaillisse la poésie de l’étincelle – comme dans le heurt de deux pierres. Ce
jeu serait dérisoire s’il ne produisait une étrange et fugace beauté, aussitôt
retombée dans la nuit. Une beauté profondément tragique, le délassement inutile
et magnifique d’un homme en deuil de lui-même, et en deuil du monde. Faute de
changer le monde, on le chante en se jouant du langage. Telle entreprise
rappelle irrésistiblement la grandeur paradoxale d’un Brassens ou d’un Queneau
qui jette dans un langage qui semble ordinaire, dans la petite musique du réel
des brassées d’idéaux incandescents qui seront tout à l’heure en cendre. Il est
de ces artistes véritablement populaire, au sens le plus noble du terme, qui
ont su inventer leur public en inventant leur langage qui, quoique relié par
d’invisibles liens à d’illustres prédécesseurs, débouche encore sur
l’inévitable clairière amie, vaste, accueillante, les fruits à portée de la
main (Vénus)…
Pauvre Bashung ! une fois encore « des toges le toisent, des érudits l’abreuvent de leurs fioles… » (Au pavillon des lauriers). Il faut dire à leur décharge que beaucoup d’œuvres sérieuses n’ont pas la même grâce, ni la même profondeur de désespoir.
(6) Madame rêve
(7) Vertige de l’amour
(8) Angora
(9) Vertige de l’amour
(10) Je t’ai manqué
(11) Osez Joséphine
(12) Ibid.
(13) J’ passe pour une caravane
(14) 2043
(15) J’passe pour une caravane
(16) Au pavillon des lauriers
(17) Vertige de l’amour
(18) La nuit je mens
(19) Dehors
(20) Sommes-nous
(17) Vertige de l’amour
(18) La nuit je mens
(19) Dehors
(20) Sommes-nous
Addendum 18/09/2011 : l'auteur a apporté quelques améliorations à son article
Ca donne envie d'écouter Bashung !
RépondreSupprimerun des textes les plus lumineux jamais lu sur Bashung!
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