jeudi 7 février 2013

Du plagiat considéré comme un des beaux-arts.



Adresse aux lecteurs :
Une longue maladie, suivie d'une convalescence non moins difficile, m'ayant tenu longtemps à l'écart des claviers, je n'ai pu publier à temps la deuxième partie de l'article introductif que voici, et dont la lecture de la première partie constitue un pré-requis indispensable à sa bonne compréhension. 


Il y a en tout cas un avantage certain à la mise en réseau de la culture, nous disent-ils, ces grands prêtres du net, c'est la possibilité de création collective, avec, en filigrane, cette idée de la mort de l'auteur. Pour eux, l'auteur en tant qu'entité individuelle identifiée créatrice d'une œuvre identifiable est un concept à bannir, un résidu de l'histoire qui n'a trop que vécu, un survivant de l'époque romantique ; pour eux, il n'est que l'avatar d'un « modèle romantique de production culturelle privilégiant la création ex nihilo [1]». Qu'une création puisse être créée ex nihilo, c'est impossible – nous le verrons plus tard – et le fait même de poser cette affirmation décrédibilise complètement la pensée fumeuse de ce groupe d'informaticiens, dont la pauvreté de la démonstration est assez savoureuse et instructive pour que l'on prenne la peine de s'y attarder. Toujours est-il que les voilà nous vendant et nous vantant leur évidence : la mort de l’auteur. Ce concept éventé de la mort de l’auteur a fait long feu, et pourtant ils le font leur. L'un des corollaires immédiat, selon eux, c’est la mort de l’œuvre dite « originale » : d’où la nécessité, pour eux, du plagiat, qu’ils nomment également « recombinatoire ». 

S’appuyant sur les expériences dadaïstes et surréalistes qui, pour nombre de créateurs numerdiques actuels, semblent constituer l’alpha et l’oméga de la doxa recombinatoire, les voilà, ces membres du Critical Art Ensemble, prônant la création collective, aléatoire, frappée du sceau du hasard, jaillissement séminal dans laquelle se dissoudrait la notion d’auteur individuel. Il faut en finir, disent-ils, avec l’auteur tout-puissant. Il n’y a d’intelligence que collective. La pléthore de ces « créateurs numériques en réseau [2]» laisse bien voir à quel point le cancer qui nous ronge est profond. 

Mais revenons plutôt à nos amis du Critical Art Ensemble, tant il nous parait que leur discours est symptomatique du syndrome général.

Nous avons déjà évoqué brièvement les deux piliers qui structurent leur pensée – pseudo pensée non pensée, faudrait-il dire pour être exact. 
Tout d’abord, la mort de l’auteur, qui serait caractéristique du XXè siècle.

Et, deuxièmement, la nécessité du plagiat, en tant que participant à la « [restauration] de la dynamique et de la dérive instable du sens, en s’appropriant et en recombinant des fragments de culture[3] ». Ce qu’ils ne semblent pas avoir compris, c’est que l’art a toujours fonctionné, sinon sur la copie, du moins sur la variation. Il suffit de visiter la collection des sculptures antiques du Louvre pour se rendre compte que la grande majorité des statues grecques présentées sont des copies romaines. 
Apollon Sauroctone
Oeuvre romaine d'époque
impériale, 1er-IIè siècle ap. J.-C
d'après un original créé par Praxitèle
vers 340 av. J.-C.

En ce qui concerne la musique, classique par exemple, l'évocation de la Rhapsody sur un thème de Paganini (Rachmaninov), des variations Diabelli (Beethoven, d'après une valse d'Anton Diabelli), du ballet Romeo et Juliette (Prokofiev) suffira à prouver qu'elle s'est probablement appuyée de tous temps sur des compositions existantes. Quant au jazz, que serait-il sans ces standards, ces centaines de thèmes que tout jazzman qui se respecte se doit de connaître et d'interpréter ?

En ce qui concerne la littérature, il nous suffira de nous appuyer sur les nombreuses variations autour, par exemple, du mythe d'Ulysse (que ce soit Les Aventures de Télémaque de Fénelon, le Ulysse de James Joyce, le Paix à Ithaque de Sandor Marai, entre - nombreux - autres ) pour nous convaincre du bien-fondé de notre démonstration. 
Les exemples abondent, ils sont légion dans tous les domaines, et une énumération cent fois plus longue et fastidieuse que celle à laquelle nous nous sommes livrés ne suffirait pas à épuiser le sujet ; arriver à l'infini, ou à deux fois l'infini, ne servirait pas notre propos et risquerait de lasser notre consciencieux lecteur. 




Jean-François Millet, Les Glaneuses, 1857.
Accompagnement musical : Johannes Brahms, Variations sur un thème de Paganini, op.35, livre 1 (extrait)





Vincent Van Gogh, Les Sarcleuses, 1890
Accompagnement musical : Sergueï Rachmaninov, Variations sur un thème de Paganini, op. 43 (extrait)




Les fâcheux feront remarquer que, sans avoir inventé la technique du réemploi ou de la citation, directe ou indirecte, les artistes du XXè siècle ont élevé ce processus à des niveaux jamais vus jusqu'à présent ; que ce processus a été systématisé par certains, jusqu'à composer la clef de voûte de leur système, ce qui n'était pas le cas auparavant. Ce n'est pas faux. On ne peut considérer cependant que le concept d'auteur se soit complètement dissous, loin de là - cela sera l'objet du prochain segment de notre travail introductif -, ni que le plagiat, coquettement affublé du vocable de "combinatoire" constitue l'alpha et l'oméga de la pratique artistique actuelle ; c'en est une composante, fondamentale pour certains, mais inopérante pour d'autres, et cette systématisation grossière n'est heureusement pas si répandue que ses auteurs puissent, minables prophètes, crier victoire. L'histoire a opposé à leurs conceptions un démenti cruel, que nous expliciterons dans une partie ultérieure de cette introduction, partie ultérieure qui portera sur la notion d'auteur et sur celle, parallèle, de création collective ; nous verrons que le mythe de la création collective n'est qu'un leurre et, qu'à de très rares exceptions près, l'immense production artistique, qu'elle soit passée ou actuelle, est assurée par un auteur unique et identifié. 



[1] Critical Art Ensemble, La résistance électronique et autres idées impopulaires
[2] A ce propos, voir la revue Musique et Culture Digitale, hors-série numéro 3
[3] La résistance électronique et autres idées impopulaires, op.cit., page 104

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