La bande-annonce du film "Les Intouchables", qui s'annonce comme
l'événement box-offistique de cet automne (il devrait, hélas, atteindre les 10
millions d'entrées), m'avait fait m'étrangler devant l'ineptie de la chose. La
seule vue de cette bande-annonce, la minute trente qui m'avait été infligée
avait laissé dans ma bouche un goût sucré, comme si quelqu'un m'avait forcé à
ingérer un mélange de miel et de sirop d'érable, mâtiné d'un  peu sirop de
canne pour faire bonne mesure, tout en m'enjoignant, pistolet braqué sur la
tempe, de trouver, par avance, ce brouet "magnifique et formidable".
Je décidai donc de boycotter ce qui me paraissait n'être que le dernier avatar
d'une entreprise de phagocytage de la pensée et de dépolitisation de l’œuvre
d'art. Ou quand le divertissement n'est plus seulement divertissant, mais
également acte de propagande et de désinformation, qui ne constituerait plus
que la légitimation d'un ordre social injuste dont il me faut dire de celui qui
ne l'abhorre pas qu'il est, au mieux, un inconscient, au pire, un beau fils de
pute. 
Et puis vint cet article de Libération, reproduit ci-après, qui semble
confirmer exactement ce que j'avance, et qu'il m'a semblé utile de porter à
votre connaissance.
Alors bien sûr, je vois déjà poindre les critiques à l'horizon, comme la
tempête qui se lève au loin sur le terrible Pacifique (et quel nom trompeur en
vérité), prête à emporter mon fragile esquif critique. 
La première va consister à mettre en pièce la validité de mon jugement au
prétexte que je n'aurais pas vu le film. Outre le fait qu'il me semble tout à
fait possible de porter un jugement sur une œuvre que l'on n'a pas vue, ou lue,
en se basant sur différents éléments, (et en l'occurrence la bande-annonce, en
ce qu'elle porte en elle l'esthétique et "l'idéologie" du film,
semble ici amplement suffisante), cette critique sera bientôt caduque dan la
mesure où, décidant de faire don de mon corps et de mon réseau synaptique à la
science, je me suis décidé à voir prochainement ce film. 
La deuxième, plus intéressante, et plus pernicieuse, car n'étant pas
forcément dénuée de tout fondement, ou, du moins, mettant au jour un syndrome
dont certains sont effectivement atteints, consisterait à me taxer de
"snobisme", "d'intellectualisme", sous le prétexte que,
rejetant tout succès dit "populaire" (en l'occurrence, nous pourrions
dire "populiste", sans crainte de nous voir opposer un démenti trop
difficile à désamorcer), je ferais de ma "différence", et de ma "liberté",
une tour d'ivoire dans laquelle je me réfugierais, me tenant ainsi à l'écart de
la grossièreté d'un peuple que n'embarrasseraient pas des questions telles que
"esprit critique", "réalité sociale", etc. Ce n'est
évidemment pas le cas. Je ne fais pas du rejet de l'unanimisme dans cette
situation précise une profession de foi dogmatique. Je ne suis pas un gardien
du temple. 
Pour finir, remémorons-nous ensemble, je vous prie, ces paroles ailées de
Paul Valery, prononcées lors de son discours de réception à l'Académie
Française, en 1927. 
"La crédulité, pensai-je, n’est pas difficile. Elle consiste à ne pas
l’être. Il lui suffit d’être ravie. Elle s’emporte dans les impressions, les
enchantements, et toute dans l’instant même, elle appelle la surprise, le
prodige, l’excès, la merveille et la nouveauté. Mais un temps vient,
quoiqu’il ne vienne pas pour tout le monde, que l’état plus délié des esprits
leur suggère d’être exigeants. De même que les doctrines et les
philosophies qui se proposent sans preuves trouvent dans la suite des temps
plus de mal à se faire croire, et suscitent plus d’objections tellement qu’à la
fin on ne retienne plus pour vrai que ce qui est vérifiable, ainsi va-t-il dans
l’ordre des arts. Au doute philosophique ou scientifique, vient à correspondre
une manière de doute littéraire."
A "doute littéraire", nous pourrions substituer le terme
"doute artistique". Par cela nous entendons, bien sûr, polysémie,
multiplicité des sens, remise en question, recherche formelle, etc. Concepts
que semble ignorer royalement ce film ; mais chut : nous ne voulons point
troubler la douce quiétude des esprits alanguis ; nous ne voulons point prendre
le risque de nous faire traiter de pisse-vinaigre par la populace engourdie ;
ainsi nous retirons-nous dans cette nuit fuligineuse qu'éclaire seulement la
lueur vacillante d'un alcool interdit. 
NOTA BENE : les passages passés en gras, que ce soit dans le texte de Paul
Valéry ou dans le corps de l'article, l'ont été par nos soins. 
 
 
 
 
  
«Intouchables»? Ben si…
Par GÉRARD LEFORT, DIDIER PÉRON, BRUNO ICHER 
Bisounours. Enorme succès, la comédie sociale 
bien pensante d’Eric Toledano et Olivier Nakache, déploie tous les 
unanimismes  du moment. Visite guidée.
Omar Sy et François Cluzet, dans "Intouchables". - Thierry Valletoux
Au lendemain de la troisième Journée mondiale de la gentillesse, entre 
Intouchables
 et Indignés, nous sommes pris dans les deux mâchoires d’un même étau : 
dire du mal, c’est pas bien. La comédie d’Eric Toledano et Olivier 
Nakache, sortie le 2 novembre, n’est déjà plus un film mais, du haut de 
ses plus de 2 millions d’entrées, 
un de ces fameux phénomènes de société
 qui contraint à se poser la question de l’unanimité. Intouchables,
 la polysémie du mot est riche : elle désigne la plus basse extraction 
dans le système indien des castes, pas touche aux intouchables, parias 
et maudits. Mais toucher aux 
Intouchables ce serait aussi toucher aux 
Incorruptibles (
the Untouchables en VO) avec le risque afférent de se prendre, au mieux, une baffe. Touche pas aux 
Intouchables, comme on dit 
«Touche pas à mes potes !»
 Osons cependant que le succès du film est le fruit d’un conte de fées 
cauchemardesque : bienvenue dans un monde sans. Sans conflits sociaux, 
sans effet de groupe, sans modernité, sans crise. A ce titre, en cet 
automne, il est LE film de la crise, comme si la paralysie d’un des deux
 personnages principaux n’était pas seulement celle du film, mais celle 
d’un pays immobilisé et de citoyens impotents à qui il ne resterait plus
 que leurs beaux yeux pour rire et pleurer. Le beau et plat pays des 
Bisounours raconté par un film terriblement gentil. Visite guidée en 
sept symptômes.
L’histoire, c’est vrai
A deux reprises,
 Intouchables souligne que 
«ceci est une histoire vraie».
 Une première fois dès le générique, comme des centaines d’autres films 
qui trouvent dans cette formule magique la légitimité indiscutable de 
leur propos. Peu importe la manière dont cette histoire va être 
racontée, elle est «vraie». Avec ces 
Intouchables, on est donc 
aimablement priés, un flingue émotionnel sur la tempe, de s’attendrir 
sur la situation respective des deux personnages, l’un grand bourgeois 
dans un corps cabossé (tétraplégie), l’autre, black de banlieue, abonné 
au chômage. Au cas où les larmes ne seraient pas montées par litres aux 
yeux des spectateurs, une dernière couche est apposée au générique de 
fin. Les «vrais» personnages, ceux qui ont inspiré Omar Sy et François 
Cluzet, Philippe Pozzo di Borgo et Abdel Sellou, surgissent comme une 
sorte de preuve à l’appui. L’expression de «chantage au vécu» reprend 
plus que jamais de la vigueur.
La lutte, c’est pas classe
Intouchables promeut l’union sacrée des riches et des 
pauvres confrontés à leur échelle aux adversités de l’existence. La 
fable abolit la méfiance qui règne entre classes sociales et la remplace
 par un mélange de bonhomie et de sans-gêne. 
Personne n’exploite 
personne et les écarts de fortune ne sont jamais un problème ou même un 
facteur de frustration (du côté des employés). La comédie sociale 
française organise régulièrement ces rencontres entre bourgeois et 
prolos. On l’a vu dans 
les Femmes du 6e étage de Philippe Le Gay, ou récemment dans 
Mon Pire Cauchemar
 d’Anne Fontaine (une galeriste d’art et un beauf alcoolo doivent 
cohabiter au nom de l’amitié entre leurs enfants). Le plaisir collectif 
pris à ce type de fiction, c’est sans doute
 que le conflit global entre 
mondes sociaux (le thème de la domination) est ramené à une série 
d’incompréhensions factuelles et faciles à surmonter. Les antagonismes 
deviennent des quiproquos, les sources de révolte finissent en éclat de 
rire.
L’argent, c’est gentil 
Philippe est milliardaire, Driss pointe au Pôle Emploi. Mais on se 
saura jamais combien ça leur rapporte à l’un ou à l’autre. Ni le montant
 du salaire octroyé au second pour devenir l’employé du premier. Quant à
 l’origine de la fortune du tétraplégique logeant dans un hôtel 
particulier à Paris… Boursicoteur, escroc financier, marchand d’armes, 
héritier ? A deux reprises cependant, il est question de certaines 
sommes. Lors d’une estimation d’un tableau d’art contemporain (plus ou 
moins 50 000 euros) et, surtout, lorsqu’il s’agit de rétribuer les 
débuts de Driss dans la peinture : 11 000 euros pour sa première toile, 
le compte est bon sous nos yeux en grosses coupures. Un black payé au 
noir (rires ?) Sinon l’argent invisible sert à se payer une armée de 
domestiques, des grands restaurants, des séjours dans les palaces, des 
allers-retours à la montagne en jet privé, des vêtements de luxe. Pour 
information, la Maserati, très présente à l’écran, dans le rôle du 
véhicule principal, coûte environ 130 000 euros.
(...)
L’autorité, c’est grave
Driss a fait de la taule, mais il baisse la tête devant maman quand 
elle lui dit qu’il est un vilain garçon. Plus tard, Driss gronde son 
petit frère de 15 ans qui fait le dealer pour des mafieux du quartier. 
Il le «recadre» (le verbe est dans le film) comme il «recadre» la fille 
adoptive de Philippe, archétype de la gamine gâtée-pourrie qui ne 
respecte personne. Il remet aussi à leur place des automobilistes mal 
garés 
(«Toi, Patrick Juvet, tu dégages !»). Le personnage du 
banlieusard foutraque, qui a des armes dans son sac de voyage et nargue 
les flics en roulant à 300 à l’heure sur l’autoroute, est aussi, quand 
ça l’arrange, le gardien sourcilleux du bon ordre. La morale à géométrie
 variable, assaisonnée de leçons de vie, est évidemment un ressort 
efficace pour tous et n’importe qui, car chacun veut la loi pour les 
autres et la liberté pour soi.
La culture, c’est pire
L’art contemporain ? Une imposture puisque j’en fais autant tous les 
matins dans ma salle de bains. La musique classique ? Un ennui à périr. 
L’opéra ? Une plaisanterie, d’ailleurs j’en ris. Baudelaire ? Un pensum,
 antidrague. Tout cela dit au nom du parler banlieue, du parler d’en 
bas, du parler incorrect, tous synonymes du parler vrai. Qui n’est pas 
du tout le fantasme d’un parler minoritaire, mais un parler dominant. Le
 film ne parle pas le français, il parle le TF1 en première langue et le
 Canal + en option travaux pratiques.
L’émoi, c’est mou
Pas besoin de micro-trottoir à la sortie des salles pour recueillir 
les émotions : on a passé un super-moment ensemble ; c’est distrayant ; 
mes enfants ont a-do-ré ; on rit, on pleure, que demander de 
plus ? 
Plus, toujours plus, justement. La dictature de l’émotion comme 
cache-misère de l’absence totale de pensée. Cet enfumage relève d’un 
marketing qui, bien au-delà d’un film, infeste la production culturelle 
majoritaire et son commentaire et fait pousser sa mauvaise graine dans 
le champ de la politique. Etre ému, c’est être pitoyable, ricaner et 
pleurnicher en masse au spectacle payant de ses propres néants et 
damnations. D’ailleurs le film, dans un rare moment d’égarement, le 
pense lui aussi, quand Philippe dit qu’il aime Driss parce qu’il est 
sans pitié !
D’autres succès possibles…
    
                
    Par GÉRARD LEFORT, DIDIER PÉRON
Quelques propositions de suites libres de 
droit.  Titre de travail, les Nains touchables : «Un aristo rencontre un
 lascar vicieux qui lui vide son compte en banque avant de le pousser 
sous une rame de RER.»  Ou bien : «Un aristo rencontre un ouvrier bien 
gaulé.  A la suite d’un rapport SM un peu sportif, il devient 
tétraplégique.» Ou bien : «Un ouvrier, pris de boisson, tombe d’un 
échafaudage Bouygues. Il est relevé par un grand bourgeois catholique 
récemment converti à l’islam intégriste qui lui donne son portefeuille 
d’actions Areva, ses bénéfices de spéculations sur la dette grecque  et 
le code d’accès à son paradis fiscal. Le prolo, politisé à mort, le 
prend mal. Résultat : le fauteuil roulant.» Ou bien, version costumée : 
«Sur une île déserte, Crusoé, banquier échoué à la suite d’une croisière
 VIP mal préparée, se met à la colle avec Vendredi, un indigène accort 
et pas bégueule qui lui apprend toutes les coutumes de son beau pays. 
Mais les conditions sanitaires laissant à désirer, Crusoé attrape des 
maladies. De nouveau, fauteuil roulant, mais en bambou cette fois. Peu 
commode sur la plage.»