mardi 19 août 2014

Le Double. Film de la tragédie, ou tragédie d'un film ? Pour une épistémologie de l'adaptation cinématographique.


Le Double, inspiré du roman homonyme de Dostoievski, nous raconte la descente aux enfers d'un personnage falot, Simon James. Ce dernier erre, tel un fantôme, dans les limbes d'une existence grise, morne, entre l'entreprise dans laquelle il travaille depuis 7 ans - cependant, il doit toujours s'isncrire comme visiteur et son supérieur hiérarchique ne connait toujours pas son nom -, la maison de retraite où vit sa mère qui le méprise - le gardien de la maison de retraite exige de lui, un jour, une somme considérable pour continuer à garder sa mère, somme qu'il donne en protestant à peine - et le restaurant où il se rend de temps en temps - la serveuse ne respecte jamais sa commande (à quelqu'un qui lui demande pourquoi il coninue à venir, il répond : "Par fidélité"). 
Incapable de prendre des décisions, empoté comme personne, Simon James se retrouve dans des situations qui ne font rire que le spectateur : n'osant pas descendre du métro alors que deux personnes gênent l'entrée, il se décide au dernier moment et coince sa mallette dans la porte - il ne la reverra jamais - ; etc.
De plus, le pauvre Simon James est amoureux d'Hannah, qui travaille dans la même entreprise que lui, et qu'il épie depuis son appartement - elle habite juste en face de chez lui - et dont il récupère dans le vide-ordure les dessins qu'elle déchire après avoir réalisés.
En bref, la vie de Simon James n'est pas folichonne. Ajoutons à cela que le film se déroule dans un non-temps caractérisé, terne, mélange de Kafka et de Brazil de Terry Gilliams : un mélange disparate de modernité et d'ancien, où les ordinateurs des années 80 côtoient les ambulances modernes ; son entreprise est spécialisée dans le traitement de données, mais les tâches des différentes personnes qui travaillent dans des boxes exiguës ne sont jamais vraiment définies (le type même de l'enfer bureaucratique, qui nous rappelle, outre les références déjà cités, 1984 de George Orwell - dont s'était déjà inspiré Gilliams (la boucle référentielle est bouclée).
Or voilà qu'un jour débarque dans l'entreprise le double de Simon James, sans que cela ne semble gêner personne. Simon James, stupéfait, ne pourra qu'assister à l'irrésistible ascension de Nouveau James qui, profitant de leur absolue ressemblance, va petit à petit détruire complètement sa vie.
Nouveau James est tout l'inverse de Simon James : entreprenant, du bagout et de la faconde, il fascine Simon James qui, au début, va penser que ce Nouveau James va l'aider. C'est le cas. Évidemment, Nouveau James incarne ce double fantasmé que Simon voudrait être ; création mentale ou véritable être de chair, il va petit à petit se révéler le pire ennemi de James, d'autant plus dangereux que, bien sûr, il va jouer de l'ambiguïté entre les deux personnages.


Au début leurs rapports sont amicaux : Nouveau James, qui en deux jours dispose d'un badge, fait entrer Simon en le présentant comme son ami ; Simon passe le test à la place de Nouveau James, et obtient des résultats impressionnants : le problème est que désormais Nouveau James est la coqueluche du patron, qui méprise Simon et lui conseille de prendre exemple sur Nouveau James.
Nouveau James aide Simon à séduire Hannah ; finalement, le résultat est couru d'avance, c'est Nouveau James, qui a emménagé dans le même immeuble qu'Annah, qui la séduit. Il va séduire également la fille du patron et faire chanter Simon, réclamant de lui la clef de son appartement, menaçant de montrer les photos ("qui va-t-on croire ? Toi, ou moi ?" demande-t-il en lui montrant son badge, sur lequel est inscrit "executive quelque chose").
Les contre-attaque de Simon sont laborieuses, et aboutissent toujours à l'effet contraire : il se brouille avec Hannah, passe pour un fou dans son entreprise, tente de donner un dossier au Colonel - fondateur de l'entreprise et figure paternelle - mais se le fait voler par Nouveau James qui récolte tous les lauriers.
Finalement, mièvrerie oblige, Simon va réussir à se débarrasser de son double - non sans mal, parce que, tentant de le tuer, il se rend compte que toute atteinte portée à son double le touche lui-même.


Nul besoin d'avoir obtenu un doctorat en psychologie pour déceler les thématiques du film ; Simon, qui se sent invisible, "comme Pinocchio" - un pantin de bois qui ressemble à un garçon mais n'est pas un garçon -, broyé dans un univers que l'on pourrait qualifier de concentrationnaire (bien que la société décrite ne soit pas totalitaire, à l'inverse de "1984" ou de "Brazil"), méprisé, effectuant des tâches indéfinies à l'intérêt moyennement marqué, en quête de reconnaissance de la part d'individus qui se fichent de lui, incarne la condition de l'homme.



Le problème est bien là : c'est que tout, dans ce film, abondamment souligné, rappelé au spectateur, fait de cette production un lourd pensum à thèse, chargé de métaphores, pour en faire une allégorie, un symbole de la condition de l'homme. C'est, finalement, réduire l'intérêt du film. Reprenant les éléments du livre, il ne peut s'empêcher, premièrement, de le situer dans cette espèce de monde intemporel, non daté, irréel - répondant cependant à tous les topoï déjà évoqués  (Kafka, Orwell, Gilliam, etc.) - censé plonger le spectateur dans un singulier effroi - alors que s'il est plongé dans l'effroi, c'est celui de voir que tous les clichés sont de nouveau rabâchés, correspondant simplement à des stéréotypes qui commencent à dater sérieusement.
Il faut, pense-t-on, transformer l'intrigue qui se passe, peu ou prou, dans la Russie de 1869, en une intrigue de science-fiction, d'uchronie dystopique, comme si l'on avait peur que l'inscription dans une époque réelle - pire, passée -, puisse nuire à la portée de l'oeuvre. Comme si une histoire qui se passe en 1869, ne pouvant pas parler au spectateur, devait absolument être transposée. C'est la première stupidité de ces non-penseurs de leur art : la volonté d'adaptation. Nul besoin d'adapter - ou, si on le fait, que ce soit avec subtilité.
Le problème est bien là : c'est la volonté, à tout prix, de la recherche de la métaphore, du symbole universel, qui oblige à tout souligner, tout marteler, tout montrer avec de grandes flèches clignotantes en disant "Hé, tu l'as vu mon symbole de l'aliénation de l'homme ? De la solitude ? Du sentiment d'abandon ? De la volonté de revanche?"

Paul Klee, Pfeil im Garten (Flèche dans le jardin), 1929,
50 x 70 cm, Centre Pompidou


Le roman de Dostoievski n'est pas à proprement parler une allégorie ou un symbole, en ce sens qu'il ne cherche pas à illustrer un concept ; c'est l'oeuvre d'un homme inquiet qui se pose des questions sur l'homme, certes ; c'est un roman sur un homme qui voit vaciller son monde et qui sombre dans la folie ; un homme qui voudrait communiquer mais ne le peut pas ; une multitude de facettes sont explorées ; c'est aussi une description de la société de son époque ; il est beaucoup trop réducteur d'en faire le symbole d'un seul concept. Que l'on puisse en tirer des enseignements, des réflexions, c'est un fait, mais vouloir le transformer en symbole, c'est en faire une oeuvre à thèse illustrant une idée bien précise ; cela finalement n'est qu'en restreindre le sens - c'est exactement la même erreur qu'Orson Welles, en accord avec la doxa dominante, a faite avec Le Procès de Franz Kafka, en en faisant la seule métaphore de l'homme oppressé par la bureaucratie (avec en ligne de mire la Russie soviétique - le film a été tourné en 1962 -) ; or Le procès n'est pas du tout, pas seulement, le combat d'un homme contre une bureaucratie, ce n'est qu'une composante, un prétexte finalement ; la question est bien le rapport de l'homme à sa propre culpabilité, la recherche de sens dans une vie médiocre, aspirant à de meilleurs choses, écrasé par la figure de l'oncle, le rapport difficile à la sexualité, l'impossibilité de s'exprimer et de se défendre, et finalement l’intériorisation de la culpabilité - rappelons-nous que, dans le dernier chapitre, Joseph K. guide lui-même ses bourreaux pour les mener à son sacrifice -, entre autres multiples choses - on notera d'ailleurs de fortes similitudes avec Le double : employé de bureau souffrant en silence, n'ayant personne à qui parler, n'existant pas, aux désirs refoulés, voulant s'exprimer mais n'y parvenant jamais, voyant sa vie vaciller suite à un événement imprévu (une personne raisonnablement intelligente pourrait sans doute faire un très bon travail là-dessus).



Nécessité cinématographique grand public obligeant, toute la multiplicité et la subtilité du sens se perdent. La relation avec son double n'est finalement que sordide, une histoire de chantage crapuleux, mêlé de sexualité refoulée, agrémentée d'histoire d'amour tragique sur fond de terne dystopie. Mais est-il besoin de plonger dès les premières secondes le spectateur dans un monde étrange pour faire ressentir l'étrangeté du monde ? Pourquoi caricaturer en permanence ? Le bureau où travaille Goliadkine en 1869, les relations qu'il entretient avec différentes personnes suffisent à brosser un décor social et psychologique, suffisent à nous faire voir la tension et les interactions, parfois difficiles, de l'employé avec le monde ; le glissement progressif dans l'étrange et la folie, à partir d'un monde normal, est tout à fait anxiogène ; pourquoi nous dire d'emblée, dans le film, que le monde est bizarre ? Ce goût de la métaphore, de l'allégorie et du symbole sont la plaie d'une certaine production cinématographique ; ce goût pour l'adaptation est déplorable, également : pourquoi vouloir toujours moderniser ? Nul besoin de transposer la pièce de Kafka dans un univers nazi (cela a été fait) pour parler de l'horreur du monde. Un livre écrit il y a 150 ans peut nous en dire autant sur notre monde qu'un ouvrage contemporain ; et, bien qu'une adaptation puisse être tout à fait valable en principe, la production "grand public", la plupart du temps, n'en tire que deux ou trois idées servant d'illustration et, les transposant dans un monde moderne ou, du moins, familier aux spectateurs, n'en livre qu'une version aseptisée qui ne dit rien. Sacrifiant à la nécessité de donner du sens de manière immédiate à des spectateurs considérés comme des crétins - et qui le deviennent assurément à force de trop regarder ce genre de productions -, ce genre de film obère toute la richesse et la portée de l'oeuvre originelle, n'en livrant qu'un pâle ersatz mutilé sur l'autel de la production consensuelle de masse, avec happy-end obligatoire (c'est qu'il ne faudrait tout de même pas trop effrayer le péquin moyen).

Ce film est donc à jeter, tout simplement.

En parlant d'adaptation, notons-en une, excellente, d'"En Amérique", de Franz Kafka :  "Amerika - Rapports de classe", de Straub et Huillet.




1 commentaire :

  1. Ces dernières années beaucoup de films restent trop souvent englués dans des symboles éculés, caricaturés, trop bavards. Merci pour cette excellente chronique.

    RépondreSupprimer