Le départ. Investigation d'espace sensible numéro 4, 10 minutes et 12 secondes, format mp3.
Tenter
de définir ce qu'est le voyage est une entreprise trop compliquée
et fastidieuse qu'il ne nous appartient pas d'entamer ici.
Considérons ici le voyage comme une perte de repères, un déracinement une plongée dans un maelström, vers un l’on-ne-sait quoi d’inconnu : tous les repères disparaissent, engloutis ; tout n’est plus que trépidation, que mouvement. Ainsi vont ici les mains du pianiste : elles ne sont que mouvement inaltérable, elles ne forment que des impressions fugaces, évanescentes, sans que rien véritablement ne se fixe – comme lorsque l’on regarde, hagard, par la fenêtre d’un train (ou d’une voiture) défiler le paysage à grande vitesse : tout au plus en retient-on quelques expressions, quelques sensations, qui restent éparses, diffuses, et forment rarement un ensemble coordonné, construit.
Considérons ici le voyage comme une perte de repères, un déracinement une plongée dans un maelström, vers un l’on-ne-sait quoi d’inconnu : tous les repères disparaissent, engloutis ; tout n’est plus que trépidation, que mouvement. Ainsi vont ici les mains du pianiste : elles ne sont que mouvement inaltérable, elles ne forment que des impressions fugaces, évanescentes, sans que rien véritablement ne se fixe – comme lorsque l’on regarde, hagard, par la fenêtre d’un train (ou d’une voiture) défiler le paysage à grande vitesse : tout au plus en retient-on quelques expressions, quelques sensations, qui restent éparses, diffuses, et forment rarement un ensemble coordonné, construit.
Le
style du pianiste sera familier à celui ou celle qui l’aurait déjà
entendu – cependant on note immédiatement une nette évolution
formelle.
Là où auparavant le pianiste travaillait sur le rythme, les ruptures, les contrastes – rythmiques, mélodiques -, les accélérations et les ralentissements, introduisant des formules répétitives qu’il s’amusait à répéter, transformer, abandonner, il n’y a plus désormais qu’une coulée – une logorrhée – de notes quasiment indifférenciées, qui semblent ne jamais devoir s’arrêter. La hiérarchie est abandonnée : chacune des notes est égale à une autre, et, plus que jamais, le pianiste semble tiré vers l’abstraction. Les notes, jouées sans hiérarchie, ne forment pas un système tonal au sens classique du terme ; elles composent un ensemble qui ne se réfère pas à un quelconque système organisé, ne se situent pas dans la tradition picturale – entendons par là : du tableau musical - ; elles ne sont jouées que parce qu’une main, mue de façon la plus aléatoire possible, est passée par là, abandonnée à l’arbitraire, tout comme, dans le fond, le voyageur ne fait que subir son voyage : impulsant une direction il ne peut que se plonger dans un flux qui le dépasse. La disjonction des mains droite et gauche participe de cet abandon : fragmentation du corps et de l’esprit, de l’esprit lui-même en plusieurs velléités opposées qui parfois se répondent, se rejoignent, interfèrent les unes avec les autres mais le plus souvent s’ignorent.
Là où auparavant le pianiste travaillait sur le rythme, les ruptures, les contrastes – rythmiques, mélodiques -, les accélérations et les ralentissements, introduisant des formules répétitives qu’il s’amusait à répéter, transformer, abandonner, il n’y a plus désormais qu’une coulée – une logorrhée – de notes quasiment indifférenciées, qui semblent ne jamais devoir s’arrêter. La hiérarchie est abandonnée : chacune des notes est égale à une autre, et, plus que jamais, le pianiste semble tiré vers l’abstraction. Les notes, jouées sans hiérarchie, ne forment pas un système tonal au sens classique du terme ; elles composent un ensemble qui ne se réfère pas à un quelconque système organisé, ne se situent pas dans la tradition picturale – entendons par là : du tableau musical - ; elles ne sont jouées que parce qu’une main, mue de façon la plus aléatoire possible, est passée par là, abandonnée à l’arbitraire, tout comme, dans le fond, le voyageur ne fait que subir son voyage : impulsant une direction il ne peut que se plonger dans un flux qui le dépasse. La disjonction des mains droite et gauche participe de cet abandon : fragmentation du corps et de l’esprit, de l’esprit lui-même en plusieurs velléités opposées qui parfois se répondent, se rejoignent, interfèrent les unes avec les autres mais le plus souvent s’ignorent.
La
musique du pianiste est fondamentalement une musique de l’inquiétude,
de l’inconfort. Pas de repères, pas de structure, elle n’est
qu’écoulement : tout comme le temps ne cesse jamais de
s’écouler, fuyant et insaisissable, la musique fuit, sans qu’il
ne soit possible, d’une quelconque manière, de l’arrêter, de
s’y arrêter. Elle n’est que flux, jamais stock. Il n’y a pas
de début, pas de fin à cette musique ; pas de cadences, pas de
transitions, pas d’évolution, pas de centre, pas de bords ;
elle est comme ces tableaux abstraits dont Clement Greenberg disait
qu’ils étaient comme des papiers peints, ne contenant pas de sujet
dominant, pouvant être collés côte à côte et répétés à
l’infini. (On pourrait d’ailleurs être tenté de comparer cette
œuvre à un tableau de Jackson Pollock : tout comme ce dernier
jetait sa peinture sur la toile, le pianiste ici jette les notes, se
donnant à un certain aléatoire, bien que l’aléatoire soit loin
d’être absolu).
L’œuvre n’invite pas à la contemplation ; se dérobe sans cesse ; se déploie, par vagues, par aspérités, emportant tout. Le silence ici n’a pas sa place : nul repos, nul arrêt : la musique remplit l’espace, tentant désespérément de combler le vide, de s’infiltrer dans chaque interstice, et le silence n’a pas droit de cité car il s’agit de courir après le temps, et nul arrêt, nulle hésitation n’est permise. Courant après le temps, tentant de remplir le vide, la musique est un fragment d’espace-temps qui aurait vocation à continuer toujours, combattant le néant.
« Ce qui compte, ce n’est pas le nombre de notes que vous jouez, ce sont les notes que vous jouez », disait Miles Davis. Le pianiste ici récuse ces arguments : ce qui importe dans le cas présent ce n’est pas de jouer la note juste, de composer une mélodie, une harmonie : ce qui compte c’est de jouer coûte que coûte, ne rien céder, et de composer un flux qui, se faisant masse sonore, se fait fort de grossir et de remplir le monde.
L’œuvre n’invite pas à la contemplation ; se dérobe sans cesse ; se déploie, par vagues, par aspérités, emportant tout. Le silence ici n’a pas sa place : nul repos, nul arrêt : la musique remplit l’espace, tentant désespérément de combler le vide, de s’infiltrer dans chaque interstice, et le silence n’a pas droit de cité car il s’agit de courir après le temps, et nul arrêt, nulle hésitation n’est permise. Courant après le temps, tentant de remplir le vide, la musique est un fragment d’espace-temps qui aurait vocation à continuer toujours, combattant le néant.
« Ce qui compte, ce n’est pas le nombre de notes que vous jouez, ce sont les notes que vous jouez », disait Miles Davis. Le pianiste ici récuse ces arguments : ce qui importe dans le cas présent ce n’est pas de jouer la note juste, de composer une mélodie, une harmonie : ce qui compte c’est de jouer coûte que coûte, ne rien céder, et de composer un flux qui, se faisant masse sonore, se fait fort de grossir et de remplir le monde.
Si
cette musique tend vers l’abstraction – c’est-à-dire abandonne
la grammaire habituelle de la musique, qui la plupart du temps ne
vise qu’au beau et à l’exaltation contrôlée des sentiments, ne
se destinant finalement qu’à l’illustration et l’imposition
d’une émotion (qu’il s’agisse de musique classique, de jazz,
de pop, ou pire de musique accompagnée de parole – et dans ce
dernier cas on ne peut parler de musique, mais d’accompagnement
sonore, de bruitage, puisque la musique n’est plus bonne alors qu’à
se faire le valet du texte, à se faire triste quand le texte est
triste ou martiale quand il est martial) – elle n’y parvient pas
complètement. Si elle se veut quasiment dodécaphoniste,
c’est-à-dire considérant les douze notes constituant la musique
occidentale comme a priori égales les unes aux autres, sans
considération de tonalité, de subordination à des gammes ou des
modes précis – majeur, mineur, etc. (c’est là que l’on peut
dire que la musique traditionnelle n’est plus abstraite, puisque
écoutant un concerto de Mozart en mode mineur, ou un nocturne de
Chopin l’auditeur sentira en lui la tristesse ou la mélancolie
: ainsi la musique est devenue, sinon un langage, du moins un support
explicite d’émotions qui doivent être les mêmes pour tous) –
elle n’atteint pas complètement son objectif. Est-ce une faute ?
On aurait plutôt tendance à estimer que oui, et peut-être le
pianiste n’est-il pas parvenu complètement à toucher son but.
Ne
nous imaginons pas en effet que le pianiste abandonne toute référence
au monde ancien : ici et là, épars et fragmentaires, figurent
des thèmes qui résonneront familièrement aux oreilles de
certains ; bien que perdu, abandonné, soumis à des lois et des
paysages qui lui sont inconnus, le voyageur emporte avec lui des
bouts de son monde qui, par réminiscence, association, surgissent,
évanescents et fugaces, pour sourdre faiblement, condamnés à
disparaître rapidement, avalés par le cours du temps qui file
inexorable.
Mais
tout à coup la course s’arrête, brutalement interrompue, laissant
place à une élégie simple, presque naïve, indolente, bancale et
incertaine, charpentée autour de deux accords, le pianiste signant
ici un retour radical à la tonalité, comme un pied de nez à ce
qu’il vient de produire auparavant.
C’est le départ pour, ou de, Cythère. C’est la joie, la mélancolie et l’angoisse mêlées indéfectiblement. C’est une impression vague et confuse, au balancement étrange, qu’une sorte de voile semble parfois brouiller. C’est l’au-revoir dont on ne sait s’il n’est pas plutôt un adieu.
C’est le départ pour, ou de, Cythère. C’est la joie, la mélancolie et l’angoisse mêlées indéfectiblement. C’est une impression vague et confuse, au balancement étrange, qu’une sorte de voile semble parfois brouiller. C’est l’au-revoir dont on ne sait s’il n’est pas plutôt un adieu.
Un
dernier point : la qualité d’enregistrement. Les auditeurs
n’auront aucun mal à se rendre compte qu’elle est, selon de
stricts critères techniques, mauvaise. Doit-on blâmer le pianiste
pour cela ? Non. La musique est trop souvent, nous l’avons
dit, réduite à une fonction décorative ; pour cela, elle doit
répondre à des critères techniques précis. C’est là que l’on
voit que la musique, d’une manière générale, n’est pas un art
complètement autonome, contrairement aux arts plastiques par
exemple. Dans ce dernier cas, en effet, les critères d’appréciation
ne se résument pas aux seules données techniques : on
acceptera des dessins flous, effacés, grattés, on acceptera des
collages de déchets, on acceptera des toiles tachées, maltraitées,
on acceptera des gribouillis sur des cahiers d’écoliers, on
acceptera d’être heurtés visuellement. En musique ce n’est pas
le cas : la musique doit rester un bel objet, même quand il
s’agit de création contemporaine : l’enregistrement
technique se doit toujours d’être parfait ; l’outil
technique d’enregistrement, le support se doivent d’être
invisibles, comme si la musique devait se donner à l’auditeur de
manière transparente. Et s’il existe un art brut, il n’existe
pas de musique brute – ou du moins elle n’est pour ainsi
dire jamais exposée - : pourtant l’œuvre dont il est question ici
ressortirait tout à fait de ce courant. (De plus, on remarquera que
la faible qualité sonore permet justement de noyer les sonorités,
de brouiller les repères, participant pleinement de cette sensation
de perte et de déréliction qui se fait jour dans l’œuvre ;
la technique est donc ainsi au service du propos général du
morceau).
La musique ne bénéficie pas du même statut que l’œuvre picturale, et c’est regrettable ; dans le fond il faudrait imaginer déambuler dans une salle et, comme devant des tableaux, se plonger dans la contemplation des œuvres musicales exposées, pendant dix secondes ou deux heures, passant de l’une à l’autre comme devant des œuvres picturales (cela a bien sûr dû être déjà fait - Pareno l'a fait, entre autres). Et comme pour des peintures, ou des sculptures, on ne devrait pouvoir faire l’économie de textes théoriques sur l’œuvre musicale exposée : que l’œuvre musicale fasse véritablement œuvre, que l’on ne considère plus la musique comme un délassement que l’on peut écouter distraitement. En somme, changer complètement notre rapport à la musique, qui n’est finalement, en l’état actuel des choses, qu’un vague bibelot décoratif.
La musique ne bénéficie pas du même statut que l’œuvre picturale, et c’est regrettable ; dans le fond il faudrait imaginer déambuler dans une salle et, comme devant des tableaux, se plonger dans la contemplation des œuvres musicales exposées, pendant dix secondes ou deux heures, passant de l’une à l’autre comme devant des œuvres picturales (cela a bien sûr dû être déjà fait - Pareno l'a fait, entre autres). Et comme pour des peintures, ou des sculptures, on ne devrait pouvoir faire l’économie de textes théoriques sur l’œuvre musicale exposée : que l’œuvre musicale fasse véritablement œuvre, que l’on ne considère plus la musique comme un délassement que l’on peut écouter distraitement. En somme, changer complètement notre rapport à la musique, qui n’est finalement, en l’état actuel des choses, qu’un vague bibelot décoratif.