lundi 17 septembre 2012

La photographie contemporaine a-t-elle une histoire ? (2)

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A la fin des années 70, pourtant, l’aura nihiliste que la photographie semblait exercer sur le monde de l’art va céder la place à quelque chose de nouveau. Pour le comprendre, et cela en délaissant la seconde histoire de la photographie que nous avons évoqué plus haut, il faut – nous dit l’auteur – voir que les années 80 se distinguent des années 70 par le grand retour de la peinture figurative sur la scène artistique (qu’elle soit Figuration libre, néo-expressionnisme, néo-fauvisme, Trans-avant-garde…). Mise en rapport avec cela, la photographie contemporaine n’est-elle pas le signe-même d’un « regain d’intérêt pour le visible » ? Et même plus : la photographie ne fait-elle pas parfaitement la synthèse, la dialectique, entre ce retour de la figuration et l’héritage des avant-gardes conceptuelles, notamment ? La photographie est l’objet parfait pour « produire de l’image sans entrer dans la valeur de la représentation », ou encore, la photographie « allie admirablement le geste artistique du format désigné comme tableau et le prosaïsme de l’iconographie très proche de la tradition conceptualiste ». Enfin : « La photographie permet ainsi d’incarner juste ce qu’il faut l’art dématérialisé, en lui donnant non pas une chair mais une enveloppe ». La photographie explique ainsi sa puissance et sa popularité au sein de l’art d’idée ou des images performées où l’image est le lieu même de l’accomplissement du geste artistique.          
C’est ainsi, écrit M. Poivert, qu’on peut non pas comprendre l’ensemble de la photographie contemporaine, mais écrire le commencement d’une histoire commune à l’art et à la photographie. La photographie d’art s’enrichit ainsi d’une plus-value intellectuelle et d’un caractère spéculatif qui restait absent de la photographie artistique traditionnelle (issue du pictorialisme).
La photographie devient ainsi un art sérieux, après que l’on avait expliqué dans les années 70 qu’elle servait de clé pour comprendre tout l’art du XXème siècle, elle se révélait à la fin du siècle comme un art nouveau, forte de toute son histoire. 
Jean-Marc Bustamante

Puis, en admettant que la photographie ait été le mètre étalon à l’art du XXème siècle, il faut s’apercevoir qu’aujourd’hui l’art est un point de référence par rapport auquel doit se positionner la majorité des productions photographiques. C’est ainsi que s’affirme une histoire pleinement commune.
La première histoire que l’on pourrait écrire à partir de ce postulat serait celle de l’expérimentation plastique de la photographie, travaillant à déréguler le dispositif photographique. A travers les multiples avatars de la photographie expérimentale, on retrouve pourtant la plus pure tradition de l’avant-garde : la rupture avec des pratiques usuelles, l’institution d’un jeu avec le visible comme ressort pour la créativité…      
Le second paradigme majeur de cette analyse serait celui d’une adoption massive des codes de l’art par la photographie ; Jeff Wall est évidemment éminemment représentatif de cette tendance, qui affirme une tradition de l’art et de son autonomie. 
Puis, au début des années 1990 apparaît une nouvelle forme de photographie, indexée sur le politique et le document, suivant une repolitisation générale du champ de l’art. C’est bien sûr Allan Sekula qui est emblématique de cet art de « se mettre en au service d’un sujet », et qui symbolise la « réactivation du lien entre l’image et le monde ».        
Enfin, le quatrième axe, à la fin du XXème siècle, joue à confronter la photographie de reportage et les institutions de l’art, parfois dans une esthétisation du photojournalisme, parfois dans une tentative de rallier l’art et les média dans une photographie d’histoire, dont Delahaye serait une des figures de proue.

Allan Sekula
La photographie ne peut être considérée comme une catégorie de l’art contemporain, elle a ses mouvements propres, son histoire particulière, et son destin que nul ne peut prévoir, mais qui ne semble pas s’assimiler au destin de l’art contemporain.



Ce texte de M. Poivert est issu de l'ouvrage Photographie contemporaine et art contemporain.

samedi 15 septembre 2012

La photographie contemporaine a-t-elle une histoire ? (1)

A cette question d’apparence un peu banale, M. Poivert trouve une réponse intéressante en considérant que ce qu’on appelle la photographie contemporaine, et la période où l’on a trouvé cette dénomination pour la photographie, correspond au fait que la photographie trouve aujourd’hui sa plus grande actualité dans son rapport à l’art, et notamment à l’art contemporain. Il souligne avec justesse que la photographie a d’autres fois trouvé son actualité dans d’autres rapports : dans ses liens avec l’information, la science, l’industrie… Mais voilà, depuis 1970, la photographie s’épanouit dans l’art contemporain.  

Vik Muniz
 Après avoir historicisé cette entrée en art, il en tire les conclusions qui s’imposent : si la photographie contemporaine n’est qu’une époque de la photographie, si cette époque a commencé il y a plus de 40 ans, il est logique qu’elle finisse un jour et que la photographie trouve son actualité dans un autre rapport. Ce temps est venu, pour M. Poivert, qui déclare que « les choses sont clairement engagées aujourd’hui du côté d’une « sortie » de l’art contemporain ».

L’histoire, l’histoire de la photographie et plus précisément encore l’histoire de la photographie contemporaine ainsi comprise serait l’outil par lequel la photographie pourrait se poursuivre ailleurs, par lequel elle immortaliserait cette période de son histoire. Cette histoire, qui reste encore à écrire, serait l’histoire commune de l’art et de la photographie. Pour la penser, il faudrait reprendre les rapports complexes que ces deux disciplines ont entretenus dès avant le tournant des années 80, pour ne pas dire depuis le XIXème siècle.           
Marcel Duchamp - La mariée mise à nu par les célibataires, même

Pendant longtemps, et cela prend racine dans de nombreux débats qui agitèrent ce siècle, la photographie a été pour l’art un contre-modèle : la mimétique contre la liberté, la trivialité du reproductible contre la singularité du génie…           

Au début du XXème siècle, et en particulier par l’entremise de personnalités dadaïstes comme Picabia ou Duchamp, ce contre-modèle est retourné contre l’art lui-même pour en développer la profondeur esthétique et provocatrice. Prend alors naissance un art en négatif, « sans style, sans émotion, sans effort, sans original »… C’est l’arrivée d’un art sans aura que l’on connait bien aujourd’hui. 

Ce chemin s’établit en parallèle d’une autre histoire qui reste, pour sa part, propre à la photographie : c’est la photographie artistique, qui acquiert à la suite du pictorialisme anglo-saxon, une légitimation progressive. Ce qui est particulièrement étonnant, c’est de constater à quel point ces deux histoires s’opposent point par point et sont comme le reflet inversé l’une de l’autre. C’est ce que l’auteur appelle la « tension progressive entre le statut artistique et la puissance esthétique ». Il cite alors Walker Evans en 1947 : « La photographie n’a absolument rien à voir avec « l’Art ». Mais elle est précisément un art pour cela. »
Walker Evans

lundi 10 septembre 2012

Le marché de la photographie contemporaine est-il soluble dans le marché de l'art contemporain ?

Cet article condense la pensée exprimée par Dominique Sagot-Duvauroux dans l'ouvrage collectif "Photographie contemporaine et art contemporain".

Ce que l’on désigne par marché de la photographie est plus précisément un marché de tirages, qui hérite logiquement ses codes et ses règles du marché de l’art contemporain. Dans ce système, la rareté joue un rôle essentiel, la rareté - jusqu'à l’unicité du chef-d’œuvre - étant un absolu ; les autres présentations de photographies, le livre, l’affiche, l’image numérique, ne sont que rarement évoquées dans les cercles du marché de l’art, et sinon considérées comme un pis-aller.
Et pourtant, étant difficilement assimilable à un objet rare pour une multitude de raisons, la photographie contemporaine participe à une redéfinition de l’art (notamment dans la théorie d’Yves Michaud de l’art à l’état gazeux). A ne considérer la photographie d’art que selon les critères de l’art traditionnel, ne risque-t-on pas de se couper de ce qui fait la vivacité et la particularité de la photographie ?

En règle générale, on ne peut échanger des produits sur un marché qu’à condition d’avoir les mêmes critères de jugement, les mêmes codes d’échange, de vente ou d’achat de part et d'autre. C’est ce qu’on appelle les conventions qui, une fois partagées par un monde commun, rendent viable l’établissement d’un marché. Jusqu’au XIXème siècle, on peut discerner deux conventions : la convention artisanale qui indexe la valeur de l’œuvre sur le coût de revient de l’objet que le producteur majorera selon sa notoriété plus ou moins grande ; la convention académique qui ancre la valeur de l’œuvre sur le sujet qui est traité.
Dans les deux cas, la valeur était extrinsèque au marché mais le triomphe du libéralisme, l’idéologie romantique ainsi que l’innovation photographique (entre autres) rendent ces conventions fragiles et obsolètes. L’art doit s’inventer de nouvelles règles pour fixer les valeurs qui le régiront : l’innovation devient un des piliers du nouveau système, ainsi que la rareté et l’authenticité. Ces trois caractéristiques se construisent notamment sur une connaissance de l’artiste, qui n’était pas nécessaire auparavant pour juger de l’œuvre, et forment ce que l’auteur a nommé avec N. Moureau « la convention d’originalité ».
Soixante ans plus tard, cette convention est largement acceptée par le monde de l’art contemporain, convaincant le milieu par un des seuls critères qui permettent de juger lesdites conventions : leur viabilité économique, c’est-à-dire leur capacité à faire vivre les différents acteurs de l’art.       
Il faut observer le rôle de la photographie dans cette mutation majeure de l’art au tournant du XIXème siècle(1) : alors que la photographie fait une concurrence acharnée à la peinture académique, au portrait et à de nombreuses autres activités qui permettaient aux artistes de subsister, la peinture se repositionne sur des caractéristiques qui lui appartiennent en propre et qui semblent exclure la photographie (ce qui est typique, d’ailleurs, du mouvement moderniste), et recentre son public sur des milieux plus aisés qui ne recherchent pas le faible coût et la rentabilité de la photographie. De là aussi les réactions si vives qui éclatèrent pour refuser au médium une dimension artistique : la liberté du peintre et l’unicité des toiles tendent à transformer des faiblesses (coûts élevés, temps de production…) en force. La dimension supposée artisanale de la peinture s’oppose à la photographie, issue du monde industriel.

Pourtant, on ne peut que constater aujourd’hui l’émergence d’un marché artistique photographique(2) : d’abord par le processus bien connu de l’utilisation de la photographie par les artistes plasticiens à partir des années 60  parce qu’étant un outil supposé neutre, sans qualité, éphémère, sans valeur. La stylisation des photographes-auteurs fait débuter en sens inverse un mouvement d’émancipation de la photographie de ses marchés traditionnels qui commencent à s’amenuiser suite à l’arrivée de la télévision notamment. D’autres photographes s’émancipent complètement du réel pour créer avec la liberté du peintre ; peu à peu le tirage revient au centre des préoccupations. De toutes ces dynamiques, il faut noter qu’elles sont toutes guidées par des stratégies de différentiation : différentiation de l’art traditionnel de la part des plasticiens, différentiation du marché domestique et du marché de la presse (le marché professionnel) de la part des photographes voulant atteindre le marché de l’art.        
Un bon nombre d’acteurs va ensuite travailler à construire le marché : les historiens, commissaires, collectionneurs primitifs qui construisent petit à petit une histoire de la photographie, des critères esthétiques et qui « réduisent l’incertitude sur la qualité des images proposées ». Avec le travail conjoint des privés, des institutions(3) et des galeries, le marché de la photographie se structure et se diversifie, s’organise et intègre ainsi les réseaux de diffusion propres au marché de l’art : les galeries, les foires, les enchères qui servent à rassurer les acteurs du marché en réduisant l’incertitude sur la qualité des œuvres. Notons aussi au passage qu’à mesure que ce marché se développait, une certaine critique systématique du tirage et du vintage faiblissait dans les rangs des intellectuels de la photographie.

Par-delà ce constat, il nous faut nous demander si la convention d’originalité est applicable telle quelle à la photographie, ou si la photographie travaille à redéfinir une nouvelle convention comme nous l’évoquions plus haut. Le premier principe de l’originalité est la nouveauté ; or, la nouveauté ne peut s’estimer qu’à partir d’une histoire, d’un passé référent auquel on ne doit pas ressembler. A ce niveau, la photographie est riche de l’histoire de l’art dans lequel elle s’est pleinement insérée, mais aussi de l’histoire de la photographie, qui est aujourd’hui solidement bâtie. De plus en plus, ces deux histoires ont tendance à être deux sources complémentaire pour les photographes qui s’enrichissent l’une l’autre, même si les références à l’histoire de l’art restent dominantes. Mais la nouveauté s’estime aussi à l’aune de l’avenir : savoir si un artiste aura ou non une descendance, s’il inspire d’autres mouvements et d’autres artistes. C’est tout le travail des critiques, des historiens, des galeries, de définir une histoire, des innovations, des héritages.           
Le critère de rareté semble plus difficile à faire respecter en photographie, du fait même que la photographie fournit une matrice à partir de laquelle on peut réaliser plusieurs originaux qui ne conviennent évidemment pas à un marché qui s’est construit sur la valorisation de la rareté. C’est la raison pour laquelle le discours critique s’est bâti des notions utiles pour distinguer plusieurs situations. On dissocie ainsi le vintage, le tirage original, le retirage et le contretype selon la période où ils ont été tirés. On peut aussi séparer plusieurs tirages identiques par leur but : l’épreuve de lecture ne se confond pas avec les tirages de presse qui ne se confondent pas eux-mêmes du tirage définitif. De même, la signature et la numérotation sont des règles qui apparaissent nécessaires dans le marché de la photographie contemporaine ; on note pourtant une majorité d’usages peu scrupuleux de la numérotation, les artistes s’émancipant du texte de loi et associant un numérotage à un format donné.       
Il est intéressant de rappeler à ce sujet que, lorsque le marché de la photographie s’est réellement construit, dans les années 60-70, la pratique dominante était le retirage à la demande ; ce n’est qu’après le chute des prix au début des années 80 qui a incité les photographes – par le biais de leurs galeristes – à être plus vigilants et à valoriser le vintage. Les ventes s’accompagnent désormais d’informations précises sur le tirage, et la règle de la rareté est intégrée et diffusée à tous les niveaux du marché photographique.       
Mais la question que pose véritablement la prolifération des originaux est le problème des faux et des tirages authentiques. Qu’est-ce qu’un tirage authentique en photographie, quand de nombreux acteurs participent à l’histoire d’un tirage ? Celui qui prend le cliché, d’abord ; celui qui tire la photographie, ensuite ; et enfin celui qui donnera au tirage l’usage précis qu’il veut en faire (tirage autonome, document, partie d’un assemblage…). Quoiqu’il en soit, la définition d’un original en photographie ne peut pas être simple, c’est ce qui en fait une discipline particulièrement intéressante qui bouscule nécessairement, même quand elle essaie de s’y soumettre, les conventions de l’art contemporain. 

Il ne faut pourtant pas perdre à l’esprit que la photographie est forte d’une multitude de supports, qu’aucun n’est plus valable qu’un autre dans l’absolu, que si leur valeur financière diminue en fonction de leur statut, leur valeur esthétique peut être tout aussi forte. Le prestige du marché de l’art risque peut-être de réduire les autres débouchés, et d’orienter la photographie vers un élitisme fétichiste. Il faut prier pour que le marché de la photographie contemporaine ne se dissolve pas dans celui de l’art contemporain.


[1] A l’inverse, l’auteur propose d’analyser le rôle d’un marché de la peinture qui s’essouffle dans l’épanouissement du marché des tirages photographiques, offrant ainsi une voie de différenciation idéale. 
[2] Le marché, note-t-il dans l’article d’Etudes Photographiques, est passé de 5 millions de dollars en 1980 à 144 millions en 2006.
[3] Le rôle du législateur est à considérer aussi : voir le décret n°91-1326 du 23 décembre 1991