Dans son article intitulé "Art et compulsion critique", Nathalie Heinich se pose la question de l'art engagé : comment l'art peut-il s'engager politiquement ? l'art peut-il être engagé ? A ces questions, elle répond radicalement par la négative et apporte une critique intéressante à ce qu'on pourrait appeler l'évidence de l'art moderne.
Alors que l'artiste, depuis le XIXème siècle, se doit d'avoir un engagement politique vis à vis de la société, ce cas de figure est extrêmement rare et le mythe s'appuie sur des exemples comme Guernica qui allie à lui seul les trois dimensions de l'avant-garde : politique, sociale et esthétique. L'art et la politique semblent à Mme Heinich antinomiques puisque, dans les mouvements d'avant-garde, la qualité esthétique passe par l'autonomie de l’œuvre d'art et qu'au contraire, dans l'idéal d'un art engagé, l’œuvre est hétéronome, se nourrit de et parle à ce qui l'entoure. Pourtant, la figure de l'artiste engagé est toujours vivace dans notre société ; Nathalie Heinich en analyse alors les quatre mythes fondateurs d'une telle icône.
1. La marginalité
La figure de l'artiste engagé est une figure en marge de la société ; marginal plus qu'excentrique parce qu'il éprouve sa singularité dans le groupe comme l'illustrent fort bien les artistes bohèmes. Esthétiquement, cela se traduit inévitablement par l'innovation systématique, la rupture d'avec les codes ancien, en bref, l'idéal de "l'art pour l'art". Mais, finalement, cette impérative originalité de l'avant-garde conduit directement à l'élitisme, puisqu'il se coupe par définition des attentes du public, de la doxa.
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Théophile Gautier par Nadar - 1856 |
2. L'utopie artistico-politique
Pour compenser la figure assez élitiste dessinée ci-dessus, un nouveau modèle va se superposer à l'artiste d'avant-garde : l'artiste populaire, c'est-à-dire allié au peuple. Cette figure, outre le fait qu'elle renforce l'opposition de l'artiste à la bourgeoisie et qu'elle colmate la brèche ouverte par l'élitisme, présente l'avantage de renouer du lien social, au moins dans l'intention.
Pourtant, ce modèle, même s'il a su trouver ses périodes de grâce - en particulier pendant la révolution russe et avec les mouvements associés comme le suprématisme ou le surréalisme ou avec mai 68 -, tombe devant les mêmes apories que le précédent : à se défier de ce qui est attendu, de ce qui est prévu du plus grand nombre, on ne peut pas privilégier l'originalité et l'adéquation aux masses. Ainsi, remarque l'auteur, si Zola est une grande figure de l'écrivain engagé, c'est Proust, quelques années plus tard, qui révolutionnera le roman, Proust dont on connait les origines sociales. On peut même difficilement exiger des artistes qu'ils se complaisent dans des formes prévisibles et stéréotypées comme on ne peut pas attendre du peuple qu'il apprécie pleinement les formes expérimentales avancées de l'art. Les avant-gardes ne sont pas nécessairement de gauche, comme le montre l'exemple des romantiques à majorité royalistes ou des futuristes fascistes ; à l'inverse, la proposition de Greenberg - critique d'art engagé à gauche -, qui est sans doute l'une qui porte au plus haut la quintessence de l'avant-garde, sera rejetée des critiques marxistes comme trop singularisante.
Au demeurant, le hiatus porte bien plus aujourd'hui sur l'adéquation de l'avant-garde et de la majorité que sur celle de l'avant-garde et du peuple, tant l'avant-garde a été assimilée par les institutions. Pour être véritablement en rupture, cela signifie que les avant-gardes devraient aujourd'hui se placer du côté du peuple ; mais comment ces œuvres pourraient-elles être réellement subjectives ? Au mieux, le grand public ne les voit jamais, au pire il les rejette comme n'étant pas de l'art.
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Tatlin (tour à la Royal Academy) |
3. L'avant-garde politique
Si la communion entre l'art et le peuple semble fortement compromis par ces deux remarques, l'avant-garde artistique peut essayer de s'en rapprocher par ses convictions politiques, anticapitalistes ou antiétatiques. Ainsi Breton lorsqu'il déclarait "
La révolte seule est créatrice". L'art serait donc le lieu de la vérité critique sur le monde qui l'entoure, que ce soit par son rôle de critique sociale ou par ses vertus émancipatrices. De nos jours, Nathalie Heinich cite les travaux de Joëlle Zask - qui d'ailleurs a aussi écrit un article pour ce numéro de la revue - comme exemplaires de cette tendance, à savoir qui associe les valeurs artistiques et les valeurs politiques, qui prétend que les unes et les autres s'enrichissent mutuellement. Il est vrai que ces travaux peuvent être influencés par le prosélytisme politique de leurs auteurs - elle cite par exemple Benjamin et Adorno -, il est vrai aussi que l'on imagine mal d'autres disciplines que les disciplines artistiques avoir ces prétentions sans tomber dans le ridicule (si la chimie organique prétendait donner aux chercheurs et aux citoyens les qualités nécessaires à la vie en démocratie ?) ; mais N. Heinich n'avance finalement aucun argument solide pour contredire ces idées, il est vrai très difficilement vérifiables.
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Dalí - Enfant géopolitique observant la naissance de l'homme nouveau |
4. La compulsion critique
Enfin, Nathalie Heinich apporte un éclairage fort intéressant sur une tendance lourde (dans les deux sens du terme) de l'art contemporain : cette façon d'agrémenter sans arrêt toute production artistique d'un discours critique, s'orientant la plupart du temps vers une critique morale, sociale, politique. Cette compulsion critique est le dernier rempart d'une avant-garde artistique qui ne veut pas admettre sa coupure effective d'avec le peuple (son indifférence ou son rejet), son installation confortable dans les lieux de légitimations hautement élitaires. Le désir aveugle de croire que tout art véritablement authentique ne pourrait avoir une visée que subversive.
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Kosuth - Art as idea as idea |
Ce désir effréné, ce postulat qui impose à l'art des critères extra-artistiques trouvent selon l'auteur sa source dans le XIXème siècle, déjà tiraillé entre deux systèmes de valeurs contradictoires : la reconnaissance de l'excellence et l'exaltation de l'égalité. La question ultime serait alors "Comment construire une théorie démocratique de l'excellence ?" Saint-Simon fut indéniablement un des premiers penseurs de l'art comme pouvant répondre à cette question. Le suivra Victor Hugo qui déclarera en substance que la figure de l'artiste est celle-là même qui unit l'aspiration démocratique à la communauté et l'aspiration élitaire à la singularité. L'art en renonçant à être bourgeois (c'est-à-dire inséré socialement) ou aristocrate (c'est-à-dire qui a le pouvoir) peut représenter un privilège qui soir démocratiquement acceptable.
On pourrait alors imaginer non pas une mais trois figures de l'artiste : l'artiste mondain, l'aristocrate du passé ; l'artiste engagé, le démocrate au présent ; l'artiste bohème, la singularité au futur. L'artiste peut alors faire se conjoindre le privilège, le mérite et la grâce. Les conséquences de cette figure paradoxale de l'élite qui se tient en marge reste certainement encore à mesurer.