vendredi 2 décembre 2011

Lewis Hine, ou photographier la misère

Lewis Hine


 L’exposition des photographies de Lewis Hine qui se tient actuellement à la Fondation Cartier-Bresson a le mérite de poser une question de façon extrêmement aigüe pour le spectateur contemporain que je suis – et, j’espère, que vous êtes aussi -, la question de la photographie de la misère. Si cela a été une évidence durant de nombreuses années, peut-on encore affirmer que la « mission » de la photographie ou du photoreportage est encore de présenter, représenter et publier les différents problèmes sociaux ou politiques de l’actualité ? Et, le cas échéant, si la photographie revendique une telle implication politique, de quelle manière devra-t-elle s’en acquitter ?

Robert Capa - Le débarquement de Normandie

Le premier point à analyser est celui du devoir moral ; le photographe a-t-il le devoir, ou le pouvoir, de photographier la misère, les sujets sociaux difficiles ? Ces questions naïves peuvent paraître aujourd’hui un peu désuètes et sont immédiatement frappées de suspicion à cause des nombreuses dérives dont font preuve la plupart des médias à l’égard des catastrophes, petites ou grandes, humaines ou naturelles, qui sillonnent le monde. Il n’y a qu’à allumer sa télévision et regarder les informations pour être écœuré par le traitement dont font l’objet ces événements, évacués en quelques secondes entre la météo et la pub’. L’information est devenue aujourd’hui un objet de consommation comme un autre et on le prodigue au client, devenu fainéant, comme il l’entend : juste assez pour ne pas se sentir coupable, mais juste assez peu pour qu’il ne s’ennuie pas et ne se pose pas trop de questions. La vraie information, quand elle existe encore, est aujourd’hui non plus cachée et secrète mais plutôt dissoute sous le flux de la désinformation et demande un effort – et un temps - encore plus grand pour être atteinte ; nous savons d’ailleurs tous que ces médias-là, les sites ou les journaux qui s’attachent réellement à l’information, lorsqu’ils ne souffrent pas de leur faible visibilité, sont l’apanage des classes sociales les plus éclairées. En ce qui concerne la photographie – et le journalisme d’investigation, d’ailleurs -, l’âge d’or qu’a pu représenter l’après-guerre avec des photographes tels que Cartier-Bresson ou Capa, et qui se caractérisait par une très forte politisation de l’information et de ses acteurs en même temps qu’une énorme popularité de leurs reportages, cet âge d’or est définitivement terminé, achevé par la raison économique[1]. Enfin, malgré la démonstration de cette débauche et ces excès, il ne s’agit pas ici d’interdire à quiconque de parler ou de photographier quelque sujet que ce soit, mais de réfléchir aux raisons qui peuvent nous pousser à en être les producteurs ou les spectateurs, en espérant qu’elles soient nobles et louables. 

Stanley Greene - Tchétchénie, Grozny


Il est alors souvent question de dénoncer, c’est-à-dire de traiter un sujet en vue d’en publier les conditions, jugées comme inacceptables (« signaler comme coupable », selon le Robert). Cet espoir est ici comparable à l’idéal humaniste : on imagine que les choses mauvaises arrivent faute de connaissance et que la propagation de la lumière sera aussi la propagation de la paix. Il suffit alors de citer cette page de Claude Simon, à propos de l’incendie de la bibliothèque de Liepzig, pour montrer la rupture moderne et définitive causée notamment par la seconde guerre mondiale :
« à quoi j'ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisémentimpuissant a empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l'a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l'humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité.»[2]
 La naïveté d’une telle idée n’est plus acceptable aujourd’hui ; il ne suffit pas de parler d’un sujet, de l’éclairer de la lumière la plus puissante, la plus claire ou la plus intelligente qui soit pour en enrayer le développement. La réaction inverse reviendrait à dire : « Si ces braves gens que sont les photoreporters tiennent tant que ça à changer le monde, qu’ils s’engagent, qu’ils engagent leur corps plutôt que de rester à distance en se déculpabilisant ! » Et ceux qui font l’apologie de l’action de s’indigner à chaque fois que le milieu journalistique est en émoi à l’annonce de la perte d’un de ses confrères alors que des milliers de civils meurent chaque jour[3]. Il n’est cependant pas possible non plus de tenir une telle position longtemps car toute action n’est bonne que lorsqu’elle est soutenue par une analyse réfléchie, profonde et intelligente ; d’ailleurs, hormis quelques photographes comme Stanley Greene, rares sont les journalistes – et encore plus rares les cœurs charitables que sont les « hommes d’action » - à s’être aventurés sur des terrains contemporains dangereux comme la Tchétchénie. 

James Nachtwey - Hutu man

Entre ces deux positions antagonistes, celle de l’action à tout prix et celle de l’analyse détachée, intervient le critère d’efficacité. Devrait intervenir, faudrait-il dire, car là encore il est difficile d’être catégorique. En effet, l’efficacité du reportage photographique est une des grandes questions qui le traversent ; comment savoir, comment dire s’il est plus efficace qu’un homme s’engage comme soldat ou comme journaliste ? Au niveau photographique, un conflit symbolique de l’échec de l’information fut celui de 1936 en Espagne ; en effet, jamais un conflit n’avait été autant étudié ni sujet à des publications auparavant, et rarement il fut concurrencé ensuite. Nombre de journaux, y compris petits journaux locaux, payèrent des envoyés spéciaux qui restaient souvent longtemps sur le terrain et publièrent presqu’unanimement des numéros sur ce conflit. Pourtant, cette guerre eut la conclusion que l’on sait et Franco fut le dirigeant fasciste à la plus grande longévité. Il faut cependant remarquer que l’époque était différente et que ce déchainement médiatique en faveur de la République espagnole avait eu pour conséquence – ou bien serait-ce pour cause ? – un engagement très fort des civils des pays voisins auprès des résistants espagnols. Si le conflit de 36 est symbolique de la défaite du photojournalisme (défaite idéologique seulement, car il signa dans le même temps le début de la consécration économique de ce modèle jusqu’à la débandade contemporaine), il l’est aussi de l’engagement militaire ; il pourrait être en fin de compte l’exemple dissuasif de tout engagement. Mais les exemples étant indéfiniment multipliables, citons Lewis Hine, justement, dont les nombreuses photos eurent notamment pour effet le vote d’une législation sur le travail des enfants, comme ne manque pas de le rappeler l’exposition. 

Richard Drew - Falling man (11/09)


Il est presque impossible de dire quelle position est la plus efficace et, faute d’une étude approfondie sur le sujet, on ne peut que souhaiter un bon équilibre des photoreporters et des combattants. Enfin, puisqu’il faut des photoreporters, il faut aussi déterminer quelles en sont, quelles devraient en être, les règles ; ou au moins qu’elles soient équitables. C’est ainsi l’hypocrisie latente des reporters et des journaux occidentaux analysée par Yves Michaud[4] au moment du 11 septembre où toute image fut censurée par les américains tandis que rares sont les autorisations demandées par les journalistes sur les terrains de guerre pour publier des photographies des victimes dans des situations peu avantageuses ou difficilement vérifiables. S’il est nécessaire de produire des documents – y compris photographiques – sur les événements difficiles de notre époque, des précautions doivent être prises quant à leur traitement (et notamment tout ce qui concerne la contextualisation du document qui, on le sait, ne parle jamais tout seul), et surtout pour les photos qui ont un lien plus serré avec le réel.

Hocine - La madone algérienne

Nous reviendrons dans un article suivant sur les manières de produire et de publier ces « documents de la misère ».

Gilles Caron - le cinéaste et photographe Raymond Depardon pendant la guerre civile au Biafra, août 1968[5]


[1] Le supposé renouveau du journalisme par le « webdocumentaire » doit toujours convaincre de sa viabilité économique et de sa diffusion massive.
[2] La Route des Flandres, Claude Simon, p.211
[3] La récente guerre en Irak a été à ce sujet éloquente : les journalistes pleurent un des conflits les plus mortels de leur histoire avec 107 morts quand plus de 100 000 civils irakiens seraient morts dans cette même guerre.

5 commentaires :

  1. Bon dieu elle est horrible la dernière photo !
    Comment peut-on vivre après avoir fait ça ?... Il faut en avoir du courage pour se salir les mains à ce point. Il faut y croire, à son métier et à sa nécessité.

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  2. il se salit pas les mains, il le touche pas.

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  3. Le roi gourrant (peut se gourrer)4 décembre 2011 à 16:04

    Sauf erreur de ma part, la première grande prise de conscience mondiale d'une famine en Afrique, c'était en 1973 ou 1974 au Biafra (avec couverture TV etc.). Cette photo est donc en avance sur son temps... et elle a peut-être été à l'origine de la prise de conscience occidentale d'une responsabilité dans ce qu'on appelait alors le "tiers-monde". Quant à l'humour d'anonyme, j'avoue que sur ce sujet, j'ai du mal.
    Belle citation de Simon - toujours formidable.

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  4. ET il c'est gouré, le Gourant ! Pan sur le bec !
    La mémmoire nous égare...

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  5. Je ne comprends pas la dernière intervention d'Anonyme (la première non plus, d'ailleurs)...

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