Suite de Photographier la misère 1
J’ai
eu la sombre impression à la fin de mon précédent article d’avoir raté
quelque chose, d’être passé à côté d’une nuance. Je fais amende
honorable et je m’y attèle de ce pas. Ce qui manque en effet à cet
article qui se demande pour quelles raisons l’on peut documenter la
misère et faire de l’information dessus, c’est la critique justement du
rapport entre la photographie et l’information : non pas en quelle
mesure la photographie peut-elle fournir de l’information, mais plutôt
pour quelles raisons choisir la photographie pour documenter un
événement au lieu de l’écriture, dont la légitimité est plus grande sur
le plan intellectuel et historique ?
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Page du magazine Life mise en page avec la photographie de Capa "Falling man" |
Une
première remarque consiste à observer que le monde contemporain,
comparé au monde d’il y a un siècle, est littéralement rempli d’images
(surtout des photographies), comme saturé notamment par la publicité.
Pourquoi d’images et pas le texte ? La réponse peut être la même pour
l’information et la publicité : parce que cela est plus séducteur, plus
racoleur, plus facile. Il n’existe aucun magazine d’information sans
photographies parce que les gens ne l’achèteraient pas (la question ne
se pose même pas pour les supports internet ou télévisuels, d’ailleurs
largement dominants sur ce créneau). L’image est d’abord choisie non pas
pour sa pertinence informative mais pour son divertissement, pour
l’allègement, l’aération de la page[1] ; cela est triste, mais
nécessaire, l’information n’existe que tant qu’elle est diffusée, et si
la photographie peut faire vendre le magazine, c’est un compromis
indispensable et finalement moralement pas si couteux que cela. Reste
que lire un magazine se résume aujourd’hui souvent à jeter un regard
vague et passif sur les images, quelquefois s’arrêter sur une qui nous
surprend plus que les autres, puis replonger dans une absence
léthargique. L’apport en information est à peu près nul, l’image – et
non plus, ici, le magazine – a été consommé sans qu’on n’en retire rien ;
l’image fait barrage au texte et à la réflexion et place le lecteur
dans une position de regardeur inerte. Si Barthes avait appelé à
s’insurger contre la langue fasciste[2], ce n’est certainement pas par
l’image qu’il pensait résister : l’inconscient étant structuré comme un
langage[3], l’image qui parait d'abord offrir une échappatoire au mot ne
fait finalement que conforter sa domination et son hégémonie ; c’est
pourquoi Barthes imaginait une résistance non pas par l’assèchement du
mot, mais par sa multiplication, son approfondissement, par une
littérature :
«
Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des
surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue,
qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce
leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la
splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma
part : littérature. »[4].
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Marc Riboud - La jeune fille à la fleur |
L’image est devenue naturelle, elle
partage pour ainsi dire notre existence et, pour la majorité d’entre
nous, l’information n’est plus vécue que par la médiation de l’image ;
cette nature, contre laquelle encore une fois Barthes nous met en garde,
révèle sans doute quelque chose d’autre que cette fainéantise
généralisée. En effet, pour contenu égal – admettons pour le moment
qu’une photographie et un article puissent avoir un contenu égal -, la
photographie est plus facile à déchiffrer, demande moins d’effort, donne
même parfois du plaisir et, surtout, s’avère vraiment plus rapide. Dans
une société où « le temps c’est de l’argent », où chacun court sa vie,
le temps est devenu une denrée précieuse[5] et le temps que chacun prend
pour l’information a été largement diminué. Cette dernière s’est donc
muée en information facile et rapide à lire.
Une telle idée
peut être un peu répulsive pour quiconque n’adhère pas complètement à la
société de consommation qui est la nôtre mais, à bien y réfléchir, il
n’y a pas de mal en soi à vouloir aller plus vite. Ce qui peut être
mauvais pour l’intelligence ou l’imagination – qui réclament du temps et
de la patience – n’est pas nécessairement mauvais pour l’information :
plus l’information va vite, plus elle se diffuse et plus elle a atteint
son but. Ce qui se pose alors est la question du contenu : nous allons,
certes, plus vite, mais qu’avons-nous perdu en route en terme
d’information ?
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Une "scène" explicite au G8 |
La photographie représente toujours une scène,
elle est nécessairement épisodique et n’atteint l’universalité – ou,
plus simplement, un caractère général – qu’à travers la figure de
l’allégorie. Si l’on admet qu’une situation particulière a un sens à un
niveau plus large, alors la photographie peut fonctionner comme média
d’information de la même façon que le texte. Pourtant, un grand nombre
de photographies acceptent cette limitation inhérente au médium et ont
la modestie de se tenir aux tableaux d’une situation, peut-être élargie
par la sérialité des images. La photographie peut ainsi prétendre à
fonctionner comme preuve, comme document d’une situation bien précise,
mais cet usage est ici assez limité. Comme allégorie, elle exprime aussi
bien qu’un texte l’ambiance d’un lieu ou d’un moment mais reste
relativement peu subtile, souvent sujette aux interprétations diverses
ou, au contraire, aux trop grands contrastes, au manichéisme. C’est,
qu’en fait, la photographie est surtout un outil de propagande. Il est
extrêmement aisé de désigner quelqu’un comme le coupable ou le méchant
dans une photographie, tout en prétendant – et c’est là toute sa
perversité – ne faire que documenter le réel. Il y a d’ailleurs tant de
façons de manipuler une photographie[6] qui ne datent pas du numérique
(par le cadrage, la sélection de ce qu’on prend ou pas, par les
contraste, la focale…) qu’il faut définitivement rompre avec le mythe
immaculé du « document ». Une photographie charrie finalement tant de
choses qui restent souvent dans le non-dit et qui pénètrent notre
inconscient qu’elle est une arme redoutablement dangereuse sur le plan
politique ; en identifiant un peuple à un seul individu, en réduisant
une situation complexe à l’ambiance d’une situation, en prétendant que
le général peut être lu dans le particulier, la photographie a recours à
des opérations particulièrement sensibles et dangereuses. En outre, de
nombreux photojournalistes ne sont pas issus des circuits traditionnels
et institutionnels du journalisme ou du monde intellectuel mieux établi
de l’écriture. Alors que certains peuvent se réjouir de cette – relative
– démocratisation du métier, le journalisme étant avant tout une
histoire de confiance à donner à quelqu’un à qui nous déléguons notre
avis, notre goût, notre jugement, sommes-nous bien sûrs de vouloir
donner un tel pouvoir sur nous à des gens que nous ne connaissons pas et
qui ne viennent d’aucun circuit connu, eux qui pratiquent un exercice
périlleux auxquels seuls les meilleurs réussissent ?[7]
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Raymond Depardon - Asile psychiatrique de San Clemente |
Une dernière
remarque, enfin. Par rapport au mot, la photographie fixe l’image ; elle
agit comme une ancre à laquelle toutes les idées périphériques seront
rattachées et reviendront en fin de compte. L’image incarne réellement
ce que le mot ne fait qu’évoquer, laissant libre l’esprit et
l’imagination ; peignant une situation spécifique, la photographie est
plus forte que le mot qui ne fait qu’esquisser les choses, ce qui rend
la photographie plus attractive. Pourtant ce phénomène, qu’on retrouve
notamment chez les amateurs de pornographie, univers dans lequel l’image
photographique (fixe ou animée) est hégémonique par rapport au texte,
qui tombent sous les charmes faciles de l’image se révèle finalement
bloquer leur imagination sur ces images, empêchant ainsi toute autre
construction mentale de se faire.
Ce qui est résolument
dommageable dans l’imaginaire sexuel ainsi que dans tout domaine
exigeant imagination et intimité n’est pourtant pas absolument un
handicap quand il s’agit d’information : le fait qu’une image, aussi
simple et rapide à appréhender, puisse avoir une aussi grande force dans
l’esprit de ses spectateurs est un avantage de taille pour la
propagation et l’impact de l’information.
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Ulrich Lebeuf - Antonyme de la pudeur |
Avec une certaine éducation à l’image – notamment au
sujet de la crédulité et de l’épuisement de l’imagination –, je crois
résolument que la photographie peut être un outil extraordinaire
d’information. Loin de bloquer l’esprit, ces images peuvent être le
point de départ au rêve et à la création, à l’imagination. Les
photoreporters pourraient alors rêver d’atteindre l’idéal éluardien : «
Voir, et donner à voir. »
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Jeff Wall - Dead Troop Talk [8]
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