dimanche 28 août 2011

Penser à plusieurs


L'un se tait quand l'autre parle. Ceci n'est pas seulement une loi pour se comprendre, pour s'entendre, mais signifie que l'un se met perpétuellement au service de l'autre. Celui qui se tait est par nature au service de celui qui parle. Il s'agit d'un système d'entraide où celui qui parle a raison du fait même qu'il parle. La question n'est pas de "discuter". Si Félix m'a dit quelque chose, moi je n'ai qu'une fonction : je cherche ce qui peut confirmer une idée aussi bizarre ou folle (et non pas "discutable"). Si je lui disais : au centre de la terre il y a de la confiture de groseilles, son rôle serait de chercher ce qui pourrait donner raison à une pareille idée (si tant est que ce soit une idée !). C'est donc le contraire d'une succession ou d'un échange d'opinions. La question n'est pas de savoir si c'est mon opinion ou la sienne, et d'ailleurs jamais une objection ne sera faite. Il n'y aura qu'amélioration.
Kleist a tout dit sur ce qui se passe ainsi, quand, au lieu d'exposer une idée préexistante, on élabore l'idée en parlant, avec des bégaiements, des ellipses, des contractions, des étirements, des sons inarticulés. Il dit : "Ce n'est pas nous qui savons quelque chose, c'est d'abord un certain état de nous-mêmes..." ; il s'agit de se porter à cet état, de se mettre dans cet état, et c'est plus facile à deux.
Ce que nous faisons ne fonctionne pas sur la base des débats ou de résolutions de conflits. D'une certaine manière, il n'y a jamais opposition. Le problème est de chercher une confrontation, un "accordage" des processus. Parfois, l'articulation et la jonction sont immédiates. Mais ce n'est pas toujours le cas. Il arrive qu'on n'articule pas un concept de la même manière ou sur le même terrain. Bien qu'il y ait, naturellement, intersection. Il se peut aussi que la jonction ne se fasse pas ! Chacun garde alors "en attente" ses formations conceptuelles.
Toutefois, la condition pour pouvoir effectivement travailler à deux, c'est l'existence d'un fonds commun implicite, inexplicable, qui nous fait rire des mêmes choses, ou nous soucier des mêmes choses, être écœuré ou enthousiasmé par des choses analogues. Ce fonds commun peut animer les conversations les plus insignifiantes, les plus idiotes (elles sont même nécessaires avant les séances orales). Mais il est aussi le fonds d'où sortent les problèmes auxquels nous sommes voués et qui nous hantent comme des ritournelles. Il fait que nous n'avons jamais rien à objecter l'un contre l'autre, mais chacun doit imposer à l'autre des détours, des bifurcations, des raccourcis, des précipitations et des catatonies. C'est que, seul ou à deux, la pensée est toujours un état loin de l'équilibre.

Deleuze et Guattari
in Quatre extraits de l'article de Robert Maggiori 
le jeudi 12 septembre 1991 pour le journal Libération.

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