dimanche 17 juin 2012

Keith Jarrett : évolution d'un langage musical original (fin)

 III. Blues, Gospel et musiques pop

La coda improvisée sur « How Long Has This Been Going On », précédemment évoquée pour illustrer l'approche polyphonique du jeu de Keith Jarrett, donne aussi à entendre une résolution empreinte de gospel. Le blues, et le gospel en particulier, font partie des racines mêmes de son langage musical. L'introduction qu'il propose pour le blues intitulé « Things Ain't What They Used To Be » en est un parfait exemple, dans un jeu presque identique à celui du pianiste Oscar Peterson sur ce même titre.1 Si le blues et le gospel ont toujours nourri le style de Keith Jarrett, son jeu pianistique a été particulièrement marqué, dans les années 1970, par la pop-folk façon Bob Dylan. Enregistré en juillet 1970, l'album Gary Burton and Keith Jarrett surprend tant par la capacité du pianiste à composer avec brio dans une esthétique pop-folk, que par son aptitude à s'approprier les clichés pianistiques de ce style.2 Quelques années plus tard, il conserve aussi une approche très pop pour son album My Song, enregistré au sein de son quartette européen.3



IV. Bill Evans et le voicing

Plus que d'autres, un pianiste a exercé une influence assez fondatrice sur le style de Keith Jarrett : il s'agit de Bill Evans. L'écoute successive des introductions en piano solo, proposées par ces deux pianistes sur le standard « In Your Own Sweet Way », souligne combien l'approche harmonique et polyphonique chez Keith Jarret – en particulier pour ses voicings –, est influencée par le jeu evansien.3 L'étonnante gémellité entre ces deux versions, distantes de trente ans (Bill Evans a enregistré cette version le 4 avril 1962) laisse penser que l'affiliation avec Bill Evans est très forte. Comme lui, Keith Jarrett sait utiliser le langage bop pour servir le lyrisme d'une phrase. Comme lui, il sait conférer au son du piano une grande expressivité.

Bill Evans, "In Your Own Sweet Way" (Dave Brubeck)

Keith Jarrett, "In Your Own Sweet Way" (Dave Brubeck)

C'est cette même capacité à faire chanter le piano que relevait le saxophoniste norvégien Jan Garbarek, dans le documentaire Keith Jarrett : The Art of Improvisation :

"For me, there is something about the way the piano just … sings. Like a voice singing or a wooden instrument."4

Cette étude a tenté de mettre en lumière diverses influences ou empreintes révélant la genèse du langage musical de Keith Jarret. S'il est imprégné de multiples sources musicales, le pianiste réussit à ne jamais céder à une récitation impersonnelle et insipide : il n'est pas dans la copie, il est dans l'assimilation. Et parce qu'aucun autre musicien n'a autant assimilé et intégré le répertoire savant et profane de ces trois derniers siècles, il mérite, plus que d'autres, le titre d'improvisateur. L'écoute de ses concerts en piano solo, comme le célèbre Köln Concert5, nous confronte en particulier à un processus d’improvisation spontanée (il existe, au contraire, des improvisations « écrites » ou répétées) : comme l'écrivait récemment le pianiste français Guillaume de Chassy, Keith Jarrett « donne l’impression fascinante de construire, planche après planche, le pont sur lequel il s’avance au milieu du vide ». Toutefois, une telle démarche ne s'articule vraisemblablement pas autour du néant, comme pourraient le suggérer les propos de Keith Jarrett, cités en introduction.6 D'ailleurs, d'autres confidences du pianiste américain apportent un éclairage différent sur sa conception de l'improvisation :

"Et mes mains doivent retrouver des gestes aussi vierges que possible : quelles sont les possibilités ici ? Je ne peux pas laisser ma main gauche jouer comme elle le faisait les dix dernières fois. Je dois en quelque sorte la réinitialiser – pour utiliser un terme informatique que je n’aime pas trop… Alors je répète, je répète dans ce sens – je travaille à me déconstruire."7

Se construire et se déconstruire, se souvenir et oublier : c'est bien du choc de ces forces antagonistes que naît l'improvisation. Tout improvisateur se trouve en effet confronté à cet exercice mémoriel complexe et périlleux : il faut savoir le maîtriser pour atteindre cet état de grâce, cette « virginité » des gestes, telle que la définit poétiquement Keith Jarrett.


1 Keith Jarrett - Solo Tribute : The 100th Performance In Japan, VideoArts Music : "Suntory Hall", Tokyo, 14 avril 1987. Le titre « Things ain't What They Used To Be » est un blues en do majeur, de 12 mesures, composé par Mercer Kennedy Ellington.

2 My Song, ECM : Talent Studios, Oslo, 31 Octobre, 1 Novembre 1977. Cet album est enregistré en quartette, avec Jan Garbarek (ts, ss) Keith Jarrett (p, per) Palle Danielsson (b) et Jon Christensen (dm).
3 Keith Jarrett At The Blue Note : The Complete Recordings, ECM : "Blue Note", New York City, 3 Juin 1994. Enregistré en trio avec Keith Jarrett (p) Gary Peacock (b) Jack DeJohnette (dm).
4 DIBB, Mark, Keith Jarrett : The Art of Improvisation, Op. Cit.
5 The Koln Concert, ECM : Köln, 24 Janvier 1975.
6 "Moi, quand je parle d'improvisation, j'entends partir de zéro pour aller à zéro", cf. DIBB, Mark, Keith Jarrett : The Art of Improvisation, Op. Cit.
7 Keith Jarrett : « Improviser, c'est jouer l'inévitable », par FISHKO, Sarah. Consulté le 31 mai 2012 sur http://www.qobuz.com/info/MAGAZINE-ACTUALITES/RENCONTRES/Keith-Jarrett-Improviser-c-est25365

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